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Page:Say et Chailley-Bert - Nouveau dictionnaire d'économie politique, supplément.djvu/34

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ANARCHIE


Edmond, en 1851, il parlait avec mépris de <( l’humanilé », des « masses brutales », comme aurait pu le faire, dit Sainte-Beuve, « le plus aristocrate des génies ». Le peuple ne lui apparaissait plus, au lendemain d’une révolution, tel qui lavait jugé la veille. En correspondance suivie avec le prince Napo- léon, vers la fin de sa vie, il disait un jour à M. de Persigny, d’un ton à demi sérieux, ([u’il aurait accepté une place de sénateur si on la lui avait olïerte. Celui que le prince Kropolkine proclame le père immortel de l’anarchie eût ainsi accompli lui-même l’évo- lution naturelle que l’on constate à travers l’histoire, de l’anarchie au césarisme.

La vie de Proudhon ne fut qu’une longue lutte contre la pauvreté. Il n’y a en lui qu’a- mertume et orgueil en face d’un état social organisé de telle sorte que son mérite labo- rieux n’y peut trouver place. Bakounine et Kropolkine appartiennent, par droit de naissance, à la classe privilégiée. Mais ils sont de ceux qu’offusque le spectacle de la réalité quand ils le mesurent à la beauté de leurs rêves. C’est parce qu’ils voient devant eux des paradis, qu’ils songent à réduire en cendres l’enfer présent qui leur barre la route ’■. On ne fera jamais comprendre à de tels hommes que le monde n’est, par nature, ([u’insuffisance, injustice et compromis, qu’il faut faire la part énorme à l’égoïsme, à la perversité et à la folie humaines. Bakou- nine, avec la facilité russe de s’approprier les idées modernes, se rattache à Hegel, à Prou- dhon. H est le contemporain d’Eugène Sue, de George Sand, de Louis Blanc. On a sou- vent raconté sa vie (1814-1876), vanté l’in- telligence, l’énergie, le caractère droit de cet initiateur du grand mouvement interna- tional anarchiste. D’autres prétendent qu’il joua un rôle louche, qu’il fut un agent mas- ({ué du panslavisme. Il pratiquait les doc- trines de l’anarchisme à ce point que, pour ne pas violer le principe de la liberté person- nelle, il supporta les relations d’un Italien avec sa femme, qu’il aimait cependant.

Le prince Kropolkine, le semeur d’idées anarchistes en France, né à Moscou en 1842, a rectifié comme il suit, lors de son procès de Lyon, sa propre légende. Élevé à l’école des cadets, il fut enrôlé dans les cosaques à dix-neuf ans, devint aide de camp d’un gou- verneur de province, quitta l’armée à vingt- six ans, et vint étudier les sciences à Pélers- bourg, où il écrivit un ouvrage sur la période glaciaire. Mêlé dès lors au mouvement nihi- liste, emprisonné, il réussit à s’évader, et se réfugia en Suisse. Il a raconté les horreurs

i. Le même état d’imagination régnait au moyen âge et conduisait des visions paradisiaques aux chambresde torture.


de sa captivité  ; neuf de ses codétenus devin- rent fous, onze se suicidèrent. Il vit en Suisse les misères des classes laborieuses, des femmes affolées, pendant une crise de l’hor- logerie, cherchant leur nourriture dans les décombres.

Son père était propriétaire de serfs et, dès sa plus tendre enfance, il avait assisté à des scènes aussi cruelles que les récils de la Case de Voncle Tom. Les opprimés lui firent aimer le peuple ; à la cour, il avait appris à délester les grands. Il a vu, enfin, la bour- geoisie se corrompre dans son oisiveté  : « Prenez un roman de Zola, l’auteur bour- geois par excellence, et dites-moi s’il ne se complaît pas dans les saletés qu’il dépeint. » Les grands seigneurs d’ancien régime ne plaignaient que les gens de leur caste. Vol- taire voulut qu’on plaignit tout le monde. Rousseau enseigna, hors du christianisme, la sympathie pour les pauvres. Kropotkine en est arrivé à cette sensibilité distinctive, que le poète Gilbert flétrissait quand elle ne s’adressait qu’aux souffrances de la noblesse. Son cœur ne déborde de bonté que sur la fille publique, le récidiviste, le nègre daho- méen, et n’a point de pitié pour les souffrances en redingote. C’est un pur romantique à la manière du Victor Hugo de 1846  :

J’ai réhabilité le boufFon, l’iiistrion, Tous les damnés humains, Trihoulet, Marioii, Le laquais, le forçat el la prostituée. .. Les révolutions qui viennent tout venger. Font un bien éternel dans leur mal passager.

Le cas de M. Elisée Reclus est particulière- ment intéressant. Il semblerait que l’étude de la géographie, dont il est un des maîtres, en lui mettant chaque jour et à chaque heure sous les yeux la diversité des races humaines, l’influence du sol et du climat l’inégal développement des mœurs et des institutions, devrait l’empêcher de dire comme Kropot- kine au procès de Lyon : « Croyez-vous donc que l’humanité est si bête qu’elle ne puisse se conduire toute seule? » la science devrait lui rendre évidente, comme la lumière du soleil, l’impossibilité d’un retour à cette anarchie, qui, en attendant qu’elle devienne le dernier terme de révolution des sociétés, nous apparaît comme une forme de leur en- fance primitive. Mais qui ne sait que l’utopie pure et la science positive se concilient dans certaines tètes  : l’une procède du sentiment, l’autre de l’intelligence. M. Reclus nous a conté les étapes de sa conversion  : « Jadis républicains idéalistes, croyant à la vertu d’un mot, puis socialistes ardents, instinctifs, entraînés par la poésie de la lutte, nous avons, d’échec en échec et de désastre en désastre, fini par comprendre combien il


A.