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Page:Schleiermacher - Discours sur la religion, trad. Rouge, 1944.djvu/123

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PREMIER DISCOURS

APOLOGIE[1]

[1] C’est peut-être une entreprise inattendue, et dont vous pouvez à bon droit vous étonner, qu’un de ceux-là précisément qui se sont élevés au dessus du commun, et sont pénétrés de la sagesse du siècle, puisse réclamer leur audience pour un objet si complètement négligé par eux. Je reconnais que je n’ai rien à évoquer qui me prédise un résultat favorable, pas même celui de gagner votre approbation pour mes efforts, encore bien moins celui de vous communiquer ma façon de sentir et mon enthousiasme. De tout temps la foi n’a pas été l’affaire de tout le monde ; toujours bien peu d’hommes ont compris quelque chose à la religion, alors que des millions d’êtres s’amusaient à disposer de diverses façons [2] les voiles dont elle condescendait à se laisser de bon gré envelopper. De nos jours en particulier, la vie des hommes cultivés est éloignée de tout ce qui aurait ne fût-ce même qu’une ressemblance avec elle. Je sais qu’il ne vous arrive pas plus d’honorer la divinité dans un saint recueillement que de visiter les temples délaissés ; je sais que, dans vos demeures aménagées avec goût, il n’y a pas d’autres dieux domestiques que les maximes des sages et les chants des poètes ; je sais qu’humanité et patrie[2], art et science, car vous croyez pouvoir embrasser tout cela dans sa totalité, ont si complètement pris possession de votre esprit, qu’il ne reste plus rien pour l’Être éternel et saint qui est sis d’après vous par delà le monde, et que vous ne sentez rien ni pour lui ni avec lui. Vous avez réussi à faire de la vie terrestre une existence si riche et diverse que vous n’avez plus besoin de l’éternité et, vous étant

  1. Le terme Apologie est remplacé en 1821 par le mot allemand correspondant Rechtfertigung, justification. Les substitutions de cette nature sont nombreuses dans ces Discours.
  2. B. : humanité et sociabilité, cf. Introduction, p. 24-25.