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Page:Schleiermacher - Discours sur la religion, trad. Rouge, 1944.djvu/182

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comme l’artiste le plus parfait et le plus universel[1]. Il ne peut rien faire qui n’ait son existence propre et particulière. Même là où il ne semble que préparer ses couleurs et affiner la pointe de son pinceau, naissent des traits vivants et riches de signification. Il pense ainsi en lui-même d’innombrables figures, et il leur donne forme. Des millions d’entre elles portent le costume de leur époque, et sont de fidèles images des besoins et du goût de celle-ci ; dans d’autres se montrent des souvenirs du monde antérieur ou des pressentiments d’un lointain avenir ; quelques-unes sont le moulage le plus noble et le plus exact de ce qu’il y a de plus beau et de plus divin ; d’autres sont les produits grotesques des caprices les plus originaux et les plus fugitifs d’un virtuose[2]. C’est une conception irréligieuse de croire qu’il façonne des vases [92] de l’honneur et des vases du déshonneur[3]. Ne considérez rien isolément, réjouissez-vous bien plutôt de l’existence de tout être à la place où il se trouve. Tout ce qui peut être perçu en même temps, comme si cela figurait sur une seule et même toile, fait partie d’un grand tableau historique, qui représente un moment de l’Univers. Voulez-vous mépriser ce qui rehausse les groupes principaux et donne à l’ensemble vie et plénitude ? Se refuse-t-on à ce que les figures célestes individuelles soient magnifiées par le fait que mille autres s’inclinent devant elles, et qu’on voit comme tout regarde à elles et se rapporte à elles ? Il y a en réalité dans cette façon de présenter les choses plus qu’une plate comparaison. L’humanité éternelle est infatigablement occupée à se créer elle-même, et prendre forme, sous les figures les plus variées, dans l’éphémère manifestation de la vie finie. Que pourrait bien être la répétition uniforme d’un idéal suprême, dans laquelle, abstraction faite du temps et des circonstances, les êtres humains seraient en réalité tous les mêmes, formule identique affectée seulement de coefficients diffé-

  1. Der Genius der Menschheit ; l’auteur n’explique pas pourquoi il le distingue ainsi de l’artiste créateur de l’Univers ; dans ce qu’il en dit, il semble s’inspirer de la conception d’après laquelle, dans le logos, pensée et création se confondent.
  2. B : d’un maître.
  3. Seconde à Timothée, II, 20-21.