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Page:Schleiermacher - Discours sur la religion, trad. Rouge, 1944.djvu/195

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domaine saint, le seul où il y ait sécurité à l’égard de la mort et de la destruction. Tous ces sentiments sont religion, et de même tous ceux aussi dans lesquels d’une part l’Univers et d’autre part, d’une façon quelconque, votre propre moi, sont les deux points entre lesquels l’âme oscille. Les anciens le savaient bien : ils appelaient tous ces sentiments piété, et les rapportaient directement à la religion, dont c’était là pour eux la partie la plus noble[1].

Vous aussi, vous les connaissez. Mais quand il vous arrive de ressentir quelque chose de ce genre, vous voulez vous persuader que cela ressortit à la morale, et c’est dans la morale que vous voulez faire leur place à ces sentiments. Or, la morale n’est pas disposée à les accueillir et ne les tolère pas. Elle n’admet dans sa sphère aucun amour, aucune inclination, mais seulement l’activité, une activité dont le mobile est tout intérieur, et qui n’est pas produite par la considération de son objet extérieur. Elle ne connaît de respect qu’à l’égard de sa propre loi ; elle condamne comme impur et entaché d’intérêt personnel ce qui peut être un effet de la pitié ou de la reconnaissance ; elle humilie, et même méprise l’humilité, et si vous parlez de repentir, elle parlera de perte de temps que vous augmentez inutilement. Votre sentiment le plus intime doit d’ailleurs lui donner raison, en ceci que toutes ces affections de la sensibilité n’ont pas [112] en vue l’activité ; elles surviennent pour elles-mêmes et finissent en elles-mêmes, fonctions de votre propre vie la plus intime et la plus haute[2]. Pourquoi, par conséquent, vous débattez-vous et demandez-vous grâce pour elles là où ce n’est pas leur place ? Consentez plutôt à reconnaître qu’elles sont religion, vous n’aurez ainsi plus rien d’autre à réclamer pour elles que leur propre droit strict, et vous ne vous duperez plus vous-mêmes avec des prétentions sans fondement que vous êtes disposés à élever en leur nom. Que ce soit dans la morale ou n’importe où ailleurs que

  1. On s’explique mal pourquoi l’auteur a réduit à trois lignes en 1806, ces trois pages, dans lesquelles il définit les sentiments par lesquels la religion telle qu’il la conçoit ici se rapproche le plus du christianisme.
  2. Comme il le fera observer dans sa note 15 de 1821, l’auteur s’inspire ici de la morale de Fichte et surtout de Kant, rigoureusement exclusive de tout ce qui est du domaine du sentiment.