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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/318

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l’univers[1]. De là cette autre conséquence : sans doute le sentiment intérieur, tout confus, de cette vérité même que nous venons de tirer au clair, empêche, comme nous l’avons dit, que la pensée de la mort n’empoisonne la vie de tout être raisonnable, car ce sentiment est le principe de cette énergie qui anime et redresse tout ce qui a vie et le rend aussi gai que si la mort n’était point ; cela dure du moins tant qu’il a devant les yeux la vie même, et qu’il marche vers elle : néanmoins, cela n’empêche pas que la mort, la mort réelle frappant les individus, ou la mort simplement imaginée, venant s’offrir à lui et frapper sa vue, il ne soit saisi de cette horreur spéciale qu’elle inspire, et ne cherche pas tous les moyens de s’y soustraire. En effet, si, d’une part, tant qu’il fixait sa pensée sur la vie en elle-même et sur cela seul, cette vie ne devait le frapper par ce qu’elle a d’immuable, de même, la mort venant à s’offrir à sa vue, il lui faut bien la reconnaître pour ce qu’elle est : la fin temporelle de toute réalité de l’ordre des phénomènes. Ce que nous redoutons dans la mort, ce n’est pas la douleur : d’abord, il est trop clair que le domaine de la douleur est en deçà de la mort ; ensuite souvent c’est pour fuir la douleur qu’on se réfugie dans la mort : le cas n’est pas plus rare que le contraire, celui où l’homme supporte les plus atroces souffrances, alors que la mort est là, sous sa main, rapide et facile ; et justement il souffre pour l’éloigner ne fût-ce que d’un moment. Ainsi donc nous savons bien distinguer la mort et la souffrance : ce sont deux maux différents : ce qui dans la mort nous effraie, c’est qu’en somme elle est la disparition de l’individu, car elle ne nous trompe pas, elle se donne pour ce qu’elle est ; et c’est qu’aussi l’individu, étant la volonté même de vivre, manifestée en un cas particulier, tout ce qu’il est doit se raidir contre la mort. — Pourtant, si le sentiment nous livre ainsi sans défense à la peur, la raison, elle, a droit d’intervenir ; elle peut triompher en bien des points de ces impressions fâcheuses, nous élever jusqu’à un état d’esprit du haut duquel nous ne voyons plus l’individu, mais seulement l’ensemble des choses. Aussi une philosophie, dès qu’elle arrive au point où nous voilà parvenus dans nos spéculations, sans même aller plus loin, est déjà en mesure de vaincre les terreurs qu’inspire la mort, du moins dans la mesure où, chez le philosophe dont il s’agit, la réflexion a prise sur le sentiment spontané. Soit un homme qui aurait comme incorporé à son caractère les vérités déjà exposées jusqu’ici, et qui pourtant

  1. C’est ce qu’exprime en deux endroits le Véda ; d’abord il dit : Quand un homme meurt, sa vue se confond avec le soleil, son odorat avec la terre, son goût avec l’eau, son âme avec l’air, sa parole avec le feu, etc. (Oupnek’hat, I, p. 249 et suiv.) ; et ailleurs : Il est une cérémonie par laquelle le mourant lègue à l’un de ses fils ses sens et toutes ses facultés : et tout doit revivre dans ce fils (ibid., II, p. 82 et suiv.).