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Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/19

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ÉRIC, troublé.

Moi, monsieur le comte !

MARTHE, à part.

Un comte !… (Avec mauvaise humeur.) C’est fini, notre boutique est maintenant le rendez-vous des grands seigneurs.

RANTZAU, qui pendant ce temps a jeté un regard pénétrant sur Christine et sur Éric, qui tous deux baissent les yeux.

C’est bien !… c’est bien… (Souriant.) Une belle dame en danger, un jeune chevalier qui la délivre ; j’ai vu des romans qui commençaient ainsi.

ÉRIC, voulant changer la conversation.

Mais vous-même, monsieur le comte, vous êtes bien hardi de sortir ainsi à pied dans les rues.

RANTZAU.

Pourquoi cela ? Dans ce moment, les gens à pied sont des puissances ; ce sont eux qui éclaboussent ; et puis, moi, je n’ai qu’une parole ; je vous avais promis, en venant ici taire quelques emplettes, de vous apporter votre brevet de lieutenant… (le tirant de sa poche et le lui présentant.) le voici !

ÉRIC.

Quel bonheur ! je suis officier !

MARTHE.

C’est fait de moi. (Montrant Rantzau.) J’avais raison de me défier de celui-la.

RANTZAU, se tournant vers elle.

Je vous fais compliment, madame, sur la faveur dont vous jouissez en ce moment.

MARTHE.

Que voulez-vous dire ?

RANTZAU.

Ignorez-vous donc ce qui se passe ?

MARTHE.

Je viens de nos ateliers, où il n’y avait plus personne.

RANTZAU.

Ils sont tous dans la grande place ; votre mari est devenu l’idole du peuple. De tous les côtés on rencontre des bannières sur lesquelles flottent ces mots : Vive Burkenstaff, notre chef ! Burkenstaff pour toujours ! Son nom est devenu un cri de ralliement.

MARTHE.

Ah ! le malheureux !

RANTZAU.

Les flots tumultueux de ses partisans entourent le palais, et ils crient tous de bon cœur : À bas Struensée ! (Souriant.) Il y en a même quelques uns qui crient : À bas les membres de la régence !

ÉRIC.

Ô ciel ! et vous ne craignez pas.

RANTZAU.

Nullement : je me promène incognito, en amateur ; d’ailleurs, s’il y avait quelque danger, je me réclamerais de vous !

ÉRIC, vivement.

Et ce ne serait pas en vain, je vous le jure !

RANTZAU, lui prenant la main.

J’y ai compté.

MARTHE, remontant le théâtre.

Ah ! mon Dieu ! entendez-vous ce bruit ?

RANTZAU, à part, et prenant la droite.

C’est bien ! cela marche ! et si cela continue ainsi, on n’aura pas besoin de s’en mêler.


Scène IX.

CHRISTINE, ÉRIC, JEAN, MARTHE, RANTZAU.
JEAN, accourant tout essoufflé.

Victoire !… victoire !… nous l’emportons !…

MARTHE, ÉRIC et RANTZAU.

Parle vite, parle donc !

JEAN.

Je n’en peux plus, j’ai tant crié !… Nous étions dans la grande place, devant le palais, sous le balcon, trois ou quatre mille ! et nous répétions, Burkenstaff, Burkenstaff ! qu’on révoque l’ordre qui le condamne ; Burkenstaff !!! Alors la reine a paru au balcon, et Struensée à côté d’elle, en grand costume, du velours bleu magnifique, et un bel homme, une belle voix ! Il a parlé et on a fait silence : « Mes amis, de faux rapports nous avaient abusés ; je révoque toute espèce d’arrestation, et je vous jure ici, au nom de la reine et au mien, que M. Burkenstaff est libre et n’a plus rien à craindre. »

MARTHE.

Je respire !…

CHRISTINE.

Quel bonheur !…

ÉRIC.

Tout est sauvé !

RANTZAU, à part.

Tout est perdu !

JEAN.

Alors, c’étaient des cris de : Vive la reine ! vive Struensée ! vive Burkenstaff ! Et quand j’ai eu dit à mes voisins : C’est pourtant moi qui suis Jean, son garçon de boutique, ils ont crié : Vive Jean ! et ils m’ont déchiré mon habit, en m’élevant sur leurs bras pour me montrer à la multitude. Mais ce n’est rien encore ; les voilà tous qui s’organisent, les chefs des métiers en tête, pour venir ici complimenter notre maître et le porter en triomphe à la maison commune.

MARTHE, à part.

Un triomphe ! il en perdra la tête !

RANTZAU, à part.

Quel dommage !… une révolte qui commençait si bien !… À qui se fier à présent !