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Page:Scribe - Bertrand et Raton, ou l'Art de conspirer, 1850.djvu/20

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Scène X.

CHRISTINE, ÉRIC, au fond ; BURKENSTAFF et plusieurs notables qui l’entourent ; MARTHE, JEAN, RANTZAU.
BURKENSTAFF, prenant plusieurs pétitions.

Oui, mes amis, oui, je présenterai vos réclamations à la reine et au ministre, et il faudra bien qu’on y fasse droit ; je serai là d’ailleurs, je parlerai. Quant au triomphe que le peuple me décerne et que ma modestie m’ordonne de refuser.

MARTHE, à part.

À la bonne heure !

BURKENSTAFF.

Je l’accepte ! dans l’intérêt général et pour le bon effet. J’attendrai ici le cortège, qui peut venir me prendre quand il voudra. Quant à vous, mes chers confrères, les notables de notre corporation, j’espère bien que tantôt, au retour du triomphe, vous viendrez souper chez moi ; je vous invite tous.

TOUS, criant en sortant.

Vive Burkenstaff ! vive notre chef[1] !

BURKENSTAFF.

Notre chef !… vous l’entendez ! quel honneur !… (À Éric.) Quelle gloire, mon fils, pour notre maison ! (À Marthe.) Eh bien ! ma femme, que te disais-je ? je suis une puissance… un pouvoir… rien n’égale ma popularité, et tu vois ce que j’en peux faire.

MARTHE.

Vous en ferez une maladie ; reposez-vous… car vous n’en pouvez plus !

BURKENSTAFF, s’essuyant le front.

Du tout ! la gloire ne fatigue pas. Quelle belle journée ! tout le monde s’incline devant moi, s’adresse à moi et me fait la cour. (Apercevant Christine et Rantzau qui sont près du comptoir à gauche, et qui étaient masqués par Éric.) Que vois-je ? mademoiselle de Falkenskield et monsieur de Rantzau chez moi ! (À Rantzau, d’un air protecteur et avec emphase.) Qu’y a-t-il, monsieur le comte ? Que puis-je pour votre service ? que me demandez-vous ?

RANTZAU, froidement.

Quinze aunes de velours pour un manteau.

BURKENSTAFF, déconcerté.

Ah !… c’est cela, pardon… mais pour ce qui est du commerce, je ne puis pas ; si c’était toute autre chose. (Appelant.) Ma femme !… vous sentez qu’au moment d’un triomphe… ma femme !… montez dans les magasins, servez monsieur le comte.

RANTZAU, donnant un papier à Marthe.

Voici ma note.

BURKENSTAFF, criant à sa femme qui est déjà sur l’escalier.

Et puis, tu songeras au souper, un souper digne de notre nouvelle position ; du bon vin, entends-tu ?… (Montrant la porte qui est sous l’escalier.) Le vin du petit caveau.

MARTHE, remontant l’escalier.

Est-ce que j’ai le temps de tout faire ?

BURKENSTAFF.

Eh bien ! ne te fâche pas. (À Rantzau.) J’irai moi-même. (Marthe remonte l’escalier et disparait.) Mille pardons encore, monsieur le comte ; mais, voyez-vous, j’ai tant d’occupations, tant d’autres soins. (À Christine, d’un ton protecteur.) Mademoiselle de Falkenskield, j’ai appris par Jean, mon garçon de… (Se reprenant.) mon commis… le manque de respect qu’on avait eu pour votre voiture et pour vous ; croyez bien que j’ignorais… je ne peux pas être par-tout. (D’un ton d’importance.) Sans cela, j’aurais interposé mon autorité ; je vous promets d’en témoigner tout mon mécontentement, et je veux avant tout…

RANTZAU.

Faire reconduire mademoiselle à l’hôtel de son père.

BURKENSTAFF.

C’est ce que j’allais dire, vous m’y faites penser. Jean, que l’on rende à mademoiselle son carrosse. Vous direz que je l’ordonne… moi, Raton de Burkenstaff… et pour escorter mademoiselle…

ÉRIC, vivement.

Je me charge de ce soin, mon père.

BURKENSTAFF.

À la bonne heure !… (À Éric.) S’il vous arrivait quelque chose, si on vous arrêtait. Tu diras : Je suis Eric de Burkenstaff, fils de messire…

JEAN.

Raton de Burkenstaff… c’est connu.

RANTZAU, saluant Christine.

Adieu, mademoiselle… adieu, mon jeune ami.

(Éric a offert sa main à Christine et sort avec elle, suivi de Jean.)


Scène XI.

RANTZAU, RATON. (Rantzau s’est assis près du comptoir, et Raton de l’autre côté, à droite.)
RATON.

On vous a fait attendre, et j’en suis désolé.

RANTZAU.

J’en suis ravi… je reste plus long-temps avec vous ; et l’on aime à voir de près les personnages célèbres.

RATON.

Célèbre !… vous êtes trop bon. Du reste, c’est une chose inconcevable… ce matin personne n’y pensait, ni moi non plus… et c’est venu en un instant.

  1. Au moment où sortent les notables, Rantzau remonte ainsi qu’eux le théâtre, et redescend à gauche. Les acteurs se trouvent dans l’ordre suivant : Christine assise près du comptoir, Rantzau, Éric, Raton, Marthe, Jean.