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Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1864, tome 1.djvu/250

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HAMLET.

y en a encore pour moi ; nous pourrons, les dimanches, la nommer herbe de grâce ; vous pouvez porter votre bouquet de rue avec une différence. Voilà aussi une marguerite [1] ; je vous donnerais bien des violettes, mais elles se fanèrent toutes quand mon père mourut [2]… Ils disent qu’il a fait une bonne fin ;

Car ce cher bon Robin, il fait toute ma joie…

    même, je mettrai une plate-bande de rue ; et la rue, à la place du chagrin, se montrera bientôt en souvenir d’une reine qui pleura. » La rue était aussi nommée herbe de grâce, parce qu’on lui attribuait la puissance d’inspirer la contrition et de corriger les vices, et comme telle elle était employée dans les exorcismes. Dans une vieille ballade anglaise qui a pour titre : Les Conseils du docteur Bien-Faire, la recette pour l’usage de la rue est ainsi donnée : « Si quelqu’un a des doigts trop lestes, qu’il n’a pas pu conjurer, des doigts qui veulent fouiller dans la poche des gens ou faire tout autre mal de ce genre, il faut qu’il se fasse saigner, qu’il porte son bras en écharpe, et qu’il boive une infusion d’herbe de grâce dans un mélange tiède de lait et de vin. » Ophélia garde de la rue pour elle-même, en symbole de sa tristesse filiale ; elle veut que la reine en porte aussi en symbole de sa tristesse maternelle ; mais chaque fois que reviendra le dimanche, le jour consacré à Dieu, Ophélia veut que la rue reprenne son sens encore plus mystique, pour que la reine se repente et se délivre de l’amour criminel auquel elle a vendu son âme. Voilà pourquoi Ophélia marque une différence. Une différence, en langage héraldique, était le signe qui faisait distinguer entre un aîné et un cadet les armoiries de la famille ; ainsi le plus jeune des Spencer portait, comme différence, une bordure de gueules autour de son écusson (Holinshed, Règne du roi Richard II, p. 443). D’après ce blason des fleurs auquel Ophélia emprunte ses images, la rue, aux mains de la pauvre folle innocente, ne parlera que de regrets, et se compliquant de son autre nom, aux mains de la reine coupable, parlera à la fois de regrets et de remords.

  1. Un des contemporains de Shakspeare, Greene, dit, dans son Coup de dent à un courtisan parvenu ; « … Près de là poussait la marguerite dissimulée, pour avertir toutes ces donzelles trop promptes à la tendresse de ne se pas fier à chaque belle promesse de tous ces garçons amoureux. »
  2. Dans les sonnets cités tout à l’heure, la violette est ainsi commentée : « La violette est pour la fidélité, qui demeurera toujours en moi ; et j’espère que vous, de même, vous ne la laisserez pas s’échapper de votre cœur. » Mais ici, ce qu’il faut noter, n’est-ce pas plutôt le dernier trait si touchant et si triste