Aller au contenu

Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1872, tome 15.djvu/85

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
85
SONNETS.

que tu t’émousses plus vite que l’appétit qui aujourd’hui est amorti par la nourriture, mais qui demain reprend son premier aiguillon.

Sois ainsi, toi, amour ! Quand tu rassasierais aujourd’hui tes yeux affamés jusqu’à ce que la satiété les ferme, regarde demain encore, et n’éteins pas l’ardeur de l’amour par un incessant refroidissement.

Que ce triste intérim soit comme l’Océan qui sépare les rives où deux nouveaux fiancés viennent chaque jour, en sorte qu’au moment où ils doivent se rapprocher, l’entrevue soit plus délicieuse encore !

Ou comparons-le à l’hiver qui, plein d’ennui, donne à la bienvenue de l’été trois fois plus d’attrait et de prix.

LVI

Épuisé de fatigue, je me mets vite au lit, reposoir cher à mes membres harassés ; mais alors commence un voyage dans ma tête qui fait travailler mon esprit, quand expire le travail de mon corps ;

Car alors mes pensées, loin du lieu où je suis, entreprennent vers toi un pieux pèlerinage et tiennent mes paupières languissantes toutes grandes ouvertes, fixées sur les ténèbres que les aveugles voient.

Là, la vision imaginaire de mon âme présente ton ombre à ma vue sans yeux, et ton ombre, comme un bijou pendu à la nuit spectrale, fait belle cette nuit noire et en rajeunit la vieille face.