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Page:Sophocle (tradcution Masqueray), Tome 2.djvu/128

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Dans le drame de Sophocle, parce qu’on a devant soi un être mû par nos passions et notre vie, son ressentiment est si tenace et sa résistance si ardente qu’aucun personnage ne pouvant en venir à bout, il faut qu’une divinité se mêle à l’action pour y mettre une fin raisonnable. Par conséquent, celui qui essaiera de mater cet homme si vindicatif sera justement celui qui moins que personne a chance d’y réussir. Ulysse a été le principal artisan de l’abandon de Philoctète, comme il a soin de nous en prévenir au début de la pièce : Ulysse sera donc celui qui se chargera de conduire Philoctète à Troie. On dirait que le poète multiplie à dessein les difficultés, pour mieux nous montrer son adresse.

Mais comment Ulysse pouvait-il aborder Philoctète ? Il y avait là un obstacle presque matériel qu’il n’était pas aisé de surmonter. L’héritier d’Héraclès a dans les mains, ne l’oublions pas, une arme divine qui tue infailliblement celui contre lequel il la tourne. Eschyle, il est vrai, mettait les deux hommes en présence et il ne se passait rien : Philoctète ne reconnaissait pas Ulysse. La souffrance avait altéré la mémoire du malheureux, et puisqu’il était archer, son intelligence n’était pas des plus vives. C’est du moins une suggestion de Dion[1]. En soi, elle peut être plausible ; au théâtre, elle ne vaut rien : supprimer une difficulté n’est pas la résoudre.

Euripide la tournait autrement. Il faisait aller à Lemnos les deux hommes que l’épopée associe souvent l’un à l’autre dans les missions graves, Diomède et Ulysse. Il suit donc la Petite Iliade, tout en conservant la substitution d’Eschyle[2]. Naturellement Diomède n’avait chez lui qu’un

  1. Dion, LII, 10. — On sait que l’arc était une arme décriée, ce qui a poussé Euripide, Héraclès, 157 sqq. à instituer un débat sur les mérites respectifs de l’archer et de l’hoplite.
  2. Dans Pindare, Pyth. I, 52 sqq. plusieurs héros vont aussi chercher à Lemnos le fils de Prœas, mais le poète ne cite pas leurs noms. Cf. A. Puech, Pindare II, Pythiques, p. 31, note 3. — Le même sujet