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Page:Sophocle (tradcution Masqueray), Tome 2.djvu/133

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dévorer les bêtes qui le nourrissaient[1]. Le seul adoucissement à son désespoir, c’est qu’il entrevoit que si les Grecs sont venus dans son île, ils y ont été contraints par quelque nécessité : leur perte sera sa guérison[2]. Et comme le chœur, une dernière fois avant de le quitter, le supplie passionnément de venir avec lui et de s’embarquer, à grands cris il réclame un glaive, une hache, une arme quelconque pour se couper à lui-même la tête et les vertèbres, plutôt que de céder[3]. En tout autre cas un pareil vœu ferait sourire. Ici, il n’est que l’expression d’une passion qui par son intensité même confine à la fureur.

Presque tous les protagonistes de Sophocle, on le sait, sont mus par une volonté impérieuse : Ajax, Antigone, Œdipe, Électre ont tous ce caractère commun. Dans ses deux derniers drames les vieillards que le poète, vieillard lui-même, a mis en scène, leur sont encore supérieurs à cet égard. Qu’on songe à Œdipe, quand il est en face de son fils Polynice. Sa dureté farouche, irréductible, n’est comparable qu’à l’obstination forcenée de Philoctète.

En face d’un tel homme, Ulysse ne peut rien malgré toute son habileté. Dans ce drame, comme il se définit lui-même, tel à chaque occasion il faut qu’on soit, tel il est[4] : cela ne veut pas dire que ses principes soient rigides. Malgré tout, même en admettant son inquiétante maxime que la fin justifie les moyens, le jour qui éclaire son visage ne lui est pas très favorable. On a beau dire que « pour vaincre la loyauté native du fils d’Achille, son langage se fait à la fois caressant et moqueur, presque léger, comme celui d’un homme qui ne veut pas discuter sérieusement avec des scrupules d’enfant[5] ». Il n’en reste pas moins vrai que, comme le caractère essentiel du personnage était la

  1. Philoct. 1146 sqq.
  2. Philoct. 1037 sqq.
  3. Philoct. 1204 sqq.
  4. Philoct. 1049.
  5. M. Croiset, Hist. de la Litt. gr. III, p. 279.