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Page:Sophocle - Œdipe Roi, trad. Bécart, 1845.djvu/111

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vaincu. L’intérêt n’étant point partagé s’y soutient parfaitement. Une seule action ne pouvant se passer en plusieurs lieux à la fois et devant marcher rapidement vers son accomplissement, on sent la nécessité des trois unités pour la représenter sans qu’elle nous choque.

2o Héroïque, par ses personnages, dans son effet et dans ses suites, mais non dans son principe, car Œdipe ne se sacrifie point par une grande vertu, de son propre mouvement. C‘est pour le salut du peuple que le roi, par un revers inouï de la fortune, par la puissance inévitable des Dieux et de la fatalité, doit éprouver la fragilité des grandeurs humaines, en subissant les châtiments les plus horribles[1]. Tel a dû être le but moral de Sophocle ; ce n’a point été la punition seule de son orgueil et de sa curiosité qu’accompagnent une ignorance ridicule de lui-même et sa tranquillité sur la mort de Laïus.

3o Tragique ; rien, en effet, ne peut inspirer plus fortement la terreur et la pitié qu’un héros né sous une influence désastreuse, ayant sans cesse à lutter contre les destins, flottant longtemps entre l’espérance et la crainte, et cédant enfin aux lois impérieuses du sort le plus affreux.

4o Simple ; le nœud consiste dans la difficulté de connaître les meurtriers de Laïus. La pièce n’a qu’une seule catastrophe ; avec les trois unités, il serait d’ailleurs bien difficile qu’elle ne fût pas simple.

5o Convenable ; le poète n‘’a pas voulu que son héros fût parfait, pour que l’intérêt qui s’attache à son infortune, ne dégénérât point en indignation contre l’injustice des Dieux ; innocent des crimes capitaux, Œdipe est coupable en plusieurs points.

6o Extraordinaire et intéressante ; Œdipe est convaincu et puni par lui-même, en faisant des recherches contre les autres.

Le dénoûment est compliqué ; il s’opère par reconnaissance et par péripétie ou révolution. Jocaste et Œdipe se reconnaissent réciproquement pour ce qu’ils sont. De cette reconnaissance naît cette péripétie ou ce changement si déplorable dans le sort de l’un et de l’autre. Cette péripétie doit paraître sans doute vraiment et éminemment tragique ; il ne pourrait y avoir plus de douleur ni plus de pitié. On peut avancer même que c’est ce que les anciens ont fait de mieux en ce genre.

On peut juger des tragédies grecques par celle que nous avons traduite, analysée et commentée. On observe que les caractères y sont en général plus vrais qu’héroïques. Œdipe paraît un homme ordinaire ; ses vertus et ses vices n’ont rien qui soit d’un ordre supérieur à l’humanité. Il en est de même de Créon et de Jocaste. Tirésias parle avec fierté, mais simplement et sans enflure. C’est un mérite réel que cette simplicité naturelle qui fuit toute pompe, toute grandeur démesurée, sous lesquelles se cachent trop souvent tant de défauts. Les Grecs avaient assez de génie pour conduire une

  1. On doit bien le remarquer : LE THÉÂTRE DES GRECS EST INTIMEMENT LIÉ À LEUR RELIGION ; pour ne pas s’en douter, on regarde d’ordinaire, avec La Harpe et bien d’autres critiques, comme révoltant le sujet d’Œdipe, innocente victime : au contraire, ce sujet, loin d’être vicieux, est tout à fait conforme au système religieux des anciens.