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Page:Sophocle - Œdipe Roi, trad. Bécart, 1845.djvu/135

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ce qui lui arriva. Je tiens le coupable, dit-il (Teneo nocentem ; convenit numerus, locus, sed tempus adde) : mais quand le crime a-t-il eu lieu ? Il y a déjà dix moissons (c’est-à-dire dix ans), répond Jocaste. Ainsi finit la première scène de cet acte. Œdipe croit donc être le criminel puisque le voilà déjà convaincu. Ce n’est pas ainsi qu’en a usé Sophocle. Chez ce sublime tragique, Œdipe n’est réellement convaincu du meurtre de Laïus que quand il sait que c’était son père. Un vieillard de Corinthe vient ensuite annoncer dans Sénèque que Polybe est mort. C’est la scène grecque, mais subtilisée. Ce vieillard apprend de plus au roi qu’il n’est point le fils de Polybe et qu’il l’a reçu enfant d’un berger de Laïus. Œdipe fait venir ce berger, mais tout cela d’un air qui énerve ou travestit l’art inimitable du poète grec. Phorbas arrive : Œdipe le force de parler et il en est éclairé par ces mots : (Conjuge est genitus tua) ; V. 867 : l’enfant dont vous parlez est né de votre épouse. Enfin, le chœur déclame à l’ordinaire et chante d’une manière qui ne peut guère être celle du peuple, les vicissitudes des grandeurs ; il loue la médiocrité, la compare à un navire poussé par des vents modérés et fait allusion à la fable de Dédale et d’Icare, au fameux : « Medio tutissimus ibis, » d’Ovide.

ACTE V.

Cet acte consiste en deux scènes, dont l’une est le récit des fureurs d’Œdipe. Rien de plus tragique ni de plus comique à la fois ; car Œdipe, qui ne devait point avoir d’épée, la tire du fourreau, et au lieu de se l’enfoncer dans le sein, il s’exhorte théâtralement à mourir. Il vient à réfléchir, heureusement pour lui, qu’une mort ne suffit point pour punir ses crimes, et qu’il vaut mieux multiplier son trépas en vivant malheureux, c’est-à-dire en vivant, mourant, et renaissant sans cesse.

…Iterum vivere, atque iterum mori
Liceat, renasci semper : ut toties nova
Supplicia pendas utere ingenio miser,
Quod sæpè fieri non potest, fiat dici.

Il veut donc, à cette fin, se servir de tout son esprit et il le met en usage. Il aura probablement rengainé son épée, puisqu’il ne s’en agit plus dans cette scène. Il songe à s’arracher les yeux ; autre cérémonie décrite d’un ton qu’on aurait peine à croire si on ne le lisait. Il faut, dit-il, que mes yeux chassés de leurs demeures suivent mes larmes ; car pleurer est-ce assez ? (Et flere satis est ? OCULI SEDIBUS PULSI LACRYMAS SEQUANTUR.)

Ses yeux lui obéissent ; ils se tiennent à peine dans leurs lieux et ils courent au-devant de ses mains (oculique vix se sedibus retinent suis… et suam intenti manum ultro sequuntur : vulneri occurrunt suo) ; V. 964. Ce n’est pas encore assez pour Sénèque, qu’Œdipe ait ses yeux dans ses mains, il lui en fait déchirer jusqu’à la place.

hæret in vacao manus,
Et fixa penitùs unguibus lacerat cavos
Alte recessus luminum et inanes sinus ;
Sævitque frustrà, plusque quam sat est, furit.

Cela paraît bien suffisant. C’est encore trop peu. Œdipe craint tant le jour, qu’il lève la tête pour essayer s’il ne verra rien ; et, dans la peur de voir le jour, il arrache jusqu’aux moindres fibres.

Si jamais on extravague, dans toute la force et l’acception étymologiques de ce mot expressif, c’est quand on veut absolument aller au delà du vrai beau, du simple, du naturel, pour courir après l’exagéré, l’emphatique et le clinquant des idées et des pensées.

Après un mot du chœur, Jocaste fait sa scène avec Œdipe. C’est la seconde et la dernière de l’acte. Jocaste ne sait si elle doit nommer Œdipe son fils ou son mari. Elle raffine là-dessus aussi bien qu’Œdipe, qui s’imagine voir Jocaste parce qu’il l’entend. Celle-ci rejette avec raison tout le passé sur sa destinée. Pourquoi donc se tuer ? dira-t-on ; car elle se tue peu après en déclamant beaucoup. Œdipe, lui, s’accuse de l’avoir tuée et d’être