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Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/340

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plus grand nombre parmi les morts ; je descends la dernière et la plus misérable[1], avant que le terme marqué à ma vie par le destin soit achevé. Là, du moins, je nourris, dans mon cœur l’espérance d’être reçue en amie par un père, par toi, ma mère, par toi, frère chéri[2] : car j’ai lavé de mes propres mains vos corps inanimés, je les ai parés, et j’ai versé sur votre tombe les libations funèbres ; et maintenant, cher Polynice, c’est pour avoir enseveli ton corps que je reçois cette triste récompense. Cependant je t’ai justement honoré, au jugement des sages. Jamais pour des enfants, si j’eusse été mère, jamais pour un époux, si j’avais eu à pleurer sa mort, je n’aurais tenté une pareille tâche malgré les défenses publiques. Quel est donc le motif qui m’inspire ce langage ? Après la perte d’un époux, j’en pourrais trouver un autre ; et si je perdais un fils, j’en puis avoir d’un autre époux ; mais quand ma mère et mon père sont descendus chez Pluton, la perte d’un frère n’est plus réparable[3]. C’est pour avoir rempli envers toi ce devoir sacré, que Créon m’a jugée coupable, et qu’il m’accuse d’attentat, ô frère chéri ! Et maintenant il m’a saisie, ses mains m’entraînent, vierge encore, avant que j’aie connu les joies de l’hymen et les plaisirs de la maternité. Mais ainsi abandonnée de mes amis, malheureuse, je descends vivante au sombre séjour des morts. Quelle loi divine ai-je donc violée ? À quoi bon tourner encore vers les dieux mes regards suppliants ? Quel défenseur appeler, puisque ma piété même m’attire les

  1. Racine a traduit ce vers dans Phèdre, acte I, sc. 3 :
    De ce sang déplorable,
    Je péris la dernière et la plus misérable.
  2. Ceci s’adresse à Étéocle
  3. Plus exactement : « la naissance d’un frère est désormais impossible. »
    Voyez dans Hérodote (III, 119) l’histoire de l’épouse d’Intapherne, qui allègue les mêmes raisons à Darius, pour sauver son frère de préférence à son époux. Sans doute Sophocle, plus âgé qu’Hérodote d’environ quatorze ans, avait eu connaissance de cette anecdote. Dans la notice sur 'Antigone', nous avons montré que cette pièce fut représentée au plus tôt, l’an 442 avant notre ère. Hérodote avait fait une lecture de son histoire à la fête des Panathénées, en 444, deux ans auparavant.