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Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/97

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amour et ma fortune, qui sont les deux tyrans qui persécutent ma vie. Comme j’étois en cette occupation, le sommeil me surprit sans que j’en sentisse rien, et tout du commencement il me sembla que j’étois en un champ fort solitaire, où je trouvai un vieillard qui avoit de grandes oreilles, et la bouche fermée d’un cadenas, lequel ne se pouvoit ouvrir que quand l’on faisoit rencontrer en certains endroits quelques lettres, qui faisoient ces mots : Il est temps, lorsque l’on les assembloit. Voyant que l’usage de la parole lui étoit interdit, je lui demandai pourquoi, croyant qu’il me répondroit par signes. Après qu’il eut mis de certains cornets à ses oreilles, pour mieux recevoir ma voix, il me montra de la main un petit bocage, comme s’il m’eût voulu dire que c’étoit là que je pourrois avoir réponse de ce que je lui demandois. Quand j’en fus proche, j’ouïs un caquet continuel, et m’imaginai alors que l’on parloit là assez pour le vieillard. Il y avoit six arbres au milieu des autres, qui au lieu de feuilles avoient des langues menues attachées aux branches avec des fils fort déliés, si bien qu’un vent impétueux, qui souffloit contre, les faisoit toujours jargonner. Quelquefois je leur entendois proférer des paroles pleines de blâme et d’injures. Un grand géant, qui étoit couché à leur ombre, oyant qu’elles me découvroient ce qu’il y avoit de plus secret, tira un grand cimeterre, et ne donna point de repos à son bras qu’il ne les eût toutes abattues et tranchées en pièces ; encore étoient-elles si vives qu’elles se remuoient à terre, et tâchoient de parler comme auparavant. Mais sa rage eut bien après plus d’occasion de s’accroître, parce que, passant plus loin, il me vit contre un rocher, où il connut que je lisois un ample récit de tous les mauvais déportemens de sa vie. Il s’approcha pour hacher aussi en pièces ce témoin de ses crimes, et fut bien courroucé de ce que sa lame rejaillissoit contre lui sans avoir seulement écaillé la pierre. Cela le fit entrer en une telle colère, qu’en un moment il se tua de ses propres armes ; et la puanteur qui sortit de son corps fut si grande, que je tâchai de m’en éloigner le plus tôt qu’il me fut possible.

Après cela, je ne sais de quelle sorte il avint que je me trouvai dans le ciel ; car vous savez que tous les songes ne se font ainsi qu’à bâtons rompus. Voici les plus fantasques imaginations que jamais aucun esprit ait eues ; mais écoutez tout