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AVANT LE PARNASSE

l’excès du paganisme quand on lit mal, et trop, « Henri Heine et sa littérature pourrie de sentimentalisme matérialiste[1] ». Quelle confiance pourraît-on avoir en un pareil guide littéraire, quand on le voit faire une volte-face complète sur la question capitale, l’art pour l’art ? En 1852, dans une étude sur Pierre Dupont, il prononce gravement cette profession de foi : « la puérile utopie de l’école de l’art pour l’art, en excluant la morale, et souvent même la passion, était nécessairement stérile. Elle se mettait en flagrante contravention avec le génie de l’humanité. Au nom des principes supérieurs qui constituent la vie universelle, nous avons le droit de la déclarer coupable d’hétérodoxie[2] ». Sept ans après, en 1859, dans son éloge de Gautier, il fait le panégyrique de cette même doctrine, et, changeant d’orthodoxie, il attaque ce qu’il appelle maintenant l’hérésie de l’enseignement ; c’est Baudelaire qui souligne : « une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque… La poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’Elle-même… Aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème[3] ». En soi, c’est peut-être la meilleure définition que l’on ait donnée de l’art pour l’art, mais c’est l’exact contre-pied de sa première opinion. Progrès d’esprit, dirait-il ; inconsistance de pensée, peut-on répliquer. On perd toute autorité à ces jeux d’esprit, à ces voltes de sceptique. Comment les graves théoriciens du Parnasse pourraient-ils admirer ces pirouettes ? Comment même cataloguer les Fleurs du Mal ? Est-ce romantique, ou parnassien ? Est-ce subjectif ou objectif ? Baudelaire définit son genre dans une lettre à son ami Ancelle, le 28 février 1866 : « dans ce livre atroce, j’ai mis toute ma pensée, tout mon cœur, toute ma religion (travestie), toute ma haine. Il est vrai que j’écrirai le contraire, que je jurerai mes grands dieux que c’est un livre d’art pur, de singerie, de jonglerie ; et je mentirai comme un arracheur de dents[4] ». Le malheur de Baudelaire, c’est-que le mensonge même caché a une mauvaise odeur qui le décèle. Ce grand poète n’est pas estimé au Parnasse à cause de

  1. L’Art romantique, p. 303.
  2. Œuvres, III, 192. Cf. de Spœlberch, Les Lundis, p. 279.
  3. Œuvres, III, 165-166. Cf. de Spœlberch, Les Lundis, p. 264.
  4. Crépet, Baudelaire, p. 112.