Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/110

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
46
HISTOIRE DU PARNASSE

un genre nouveau : le poème scientifique reconstituant les siècles disparus[1]. Bouilhet cherche son inspiration dans le livre alors célèbre de Cuvier. Il ne se contente pas de lire le Discours sur les Révolutions de la surface du globe qui sert de préface à l’ouvrage ; ancien carabin, il est attiré par les Recherches sur les Fossiles. Il serait facile de montrer par des rapprochements que les cinq in-quarto de Cuvier ont nourri ce court poème[2]. Mais Bouilhet se contente de mettre à profit les descriptions de Cuvier ; il ne partage pas les convictions du géologue : Cuvier admirait la création, et le Créateur[3] ; Bouilhet reste matérialiste décidé et attristé. Dans la cinquième partie des Fossiles, où il refait le cinquième chant de Lucrèce, en des appels désespérés que nul n’a dépassés, ni Sully-Prudhomme, ni même Leconte de Lisle, Bouilhet s’écrie, en imaginant une seconde disparition de l’Homme :


Montez tous à la fois, océans irrités ;
Astres, détachez-vous des cieux épouvantés !
Et vous, formes de l’être à jamais disparues,
Gigantesques débris que heurtent les charrues,
Pressez-vous sous la terre, et, dans vos lits poudreux,
Faites-nous une place, ô frères monstrueux[4] !


Après, il imagine la réapparition de la vie. Il rêve l’Homme futur, au moins un demi-dieu, retrouvant à son tour les vestiges de l’humanité engloutie pour la deuxième fois :


Ne les méprise pas ! Les destins inflexibles
Ont posé la limite à tes pas mesurés ;
Vers le rayonnement des choses impossibles
Tu tendras comme nous des bras désespérés.

Ne les méprise pas ! Tu connaîtras toi-même.
Sous ce soleil plus large étalé dans les cieux,
Ce qu’il faut de douleur pour crier un blasphème,
Et ce qu’il faut d’amour pour pardonner aux dieux.

Tu n’es pas le dernier ! D’autres viennent encore
Qui te succéderont dans l’immense avenir ;
Toujours sur les tombeaux se lèvera l’aurore,
Jusqu’au temps inconnu qui ne doit pas finir !


  1. Fusil, La Poésie scientifique, p. 140.
  2. Cf. mon Louis Bouilhet dans la Revue des Cours, 30 juin 1926, p. 571.
  3. Cf., à la séance de l’Académie des Sciences du 14 décembre 1925, le discours du président, M. Bouvier.
  4. Œuvres, p. 138.