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HISTOIRE DU PARNASSE


Comme sous un grand vent, craquent par les campagnes.
Elle vient ! Elle vient, la troupe des montagnes !…
Et dans les longs détours du sombre défilé,
Chaque cime est vivante, et les monts ont beuglé[1] !


C’est comme un cauchemar préhistorique. Bouilhet rend la terreur des premiers hommes devant les monstres, quand Leconte de Lisle nous fait assister à un défilé pacifique. De quel côté est l’originalité ? De quel côté la puissance ? Bouilhet semble le plus grand représentant de cette poésie nouvelle.

Parce que nos poètes scientifiques sont en général médiocres, est-ce que cela prouve que l’union de la poésie et de la science est une erreur ? Les savants eux-mêmes la réclament. Un professeur à l’Université d’Aberdeen, membre de la Société Royale de Londres, met dans uii tube, contenant des émanations de radium, quelques fragments de willemite, minéral qui devient fluorescent sous les rayons du radium, en émettant une brillante lumière verte : « la willemite, dit M. Soddy, en brillant dans l’émanation du radium, donne lieu à l’un des plus admirables spectacles que je connaisse, et si l’on réfléchit à la cause de cette lumière, et à tout ce que ce phénomène symbolise pour l’humanité, on éprouve des sentiments que seul un poète saurait exactement traduire[2] ». Là où la science s’arrête, la poésie commence.

Telle est la grandeur de Bouilhet. Il pouvait traiter Leconte de Lisle de puissance à puissance et c’est bien ce qu’il fait. Louise Colet lui ayant envoyé les Poèmes Antiques en avril 1853, il les juge comme un égal : « il y a de grandes et belles inspirations : c’est une véritable nature de poète. Quel âge a-t-il ? Il lui manque encore beaucoup dans la forme et surtout dans le style ; il est plein d’inexpériences, et, malgré cela, il est grand et vigoureux ; il y a deux ou trois pièces magnifiques ». Sa conclusion fait oublier ses réserves : « un garçon avec lequel il faudra compter ; il a toute la vertu d’un véritable artiste[3] ». En échange, la poétesse a dû montrer les Fossiles en manuscrit à Leconte de Lisle, car Bouilhet, toujours un peu sur la réserve, écrit à la dame le 24 octobre 1853 : « je suis bien heureux que mes Fossiles vous paraissent une bonne chose. L’opinion de Delisle me flatte aussi infiniment. Je vous dirai de

  1. Œuvres, p. 128.
  2. Le Radium (trad. Lepape, Alcan, 1919), p. 119-120 ; cf. Henry Bidou, Débats du 5 janvier 1920.
  3. Revue de Paris, 15 novembre 1908, p. 295.