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AVANT LE PARNASSE

vive voix tout ce que je pense de Delisle, lequel j’admire du fond du cœur et sans restrictions, mais la sympathie n’est pas encore venue. Ne lui en dites rien, et tâchez de savoir, au fond, quel effet je lui ai produit[1] ». Mme Colet échoua, mais nous savons, nous, que Leconte de Lisle faisait lui aussi ses réserves : dans des notes personnelles qu’il garde, et qui ne seront publiées qu’après sa mort, ce juge sévère, qui définissait Musset « poète médiocre, artiste nul », dit de Bouilhet : « le dernier romantique de l’école orthodoxe. Sans originalité lyrique ou dramatique, mais ayant écrit çà et là de beaux vers. Oublié, peut-être injustement[2] ». Peut-être est une restriction inquiétante, mais disparaît dans une note postérieure : « Louis Bouilhet a été oublié injustement, puisqu’il a écrit çà et là de beaux vers, de forme parfaite[3] ». Cette perfection avait touché à ce point Leconte de Lisle qu’il avait accordé à l’ami de Flaubert deux choses rares : sa familiarité, son amitié. Après le grand succès d’Hélène Peyron, le n novembre 1858 (quatre-vingts représentations de suite à l’Odéon !) Leconte de Lisle écrit à l’heureux auteur, le lendemain de la première : « Mon cher ami, je te félicite bien sincèrement du succès mérité de ta pièce. C’est, à mon sens, la meilleure qui ait été donnée depuis fort longtemps, non seulement en raison des beaux vers faits de main de maître, éloquents ou spirituels, qui y abondent, mais aussi parce qu’on y sent une vraie force dramatique, au milieu de tant de scènes neuves et charmantes, comme toutes celles entre Hélène et Flavignac. Mon opinion vaut d’autant moins que je ne puis la donner au public, mais elle est sincère, ce qui est bien quelque chose. Merci, et tout à toi[4] ». On ne tutoie que ses vieux amis, ou ses pairs. Le chef du Parnasse a-t-il jamais tutoyé un autre poète que Bouilhet ? Je croirais volontiers que l’auteur des Fossiles avait gagné son estime et son amitié en lui lisant les poèmes inédits qui ne furent connus qu’après sa mort, quand Flaubert les publia sous le titre de Dernières Chansons. Ce beau livre posthume nous rappelle une légende, Le Poète aux étoiles, contée jadis par Bouilhet. Il les a cueillies, ces étoiles, une nuit, dans l’eau du fleuve, où il les voyait


Comme de grands sequins d’or,
Briller dans l’eau, toutes rondes.


  1. Revue de Paris, 15 novembre 1908, p. 302.
  2. R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 332, note.
  3. Jean Dornis, Essai, p. 227, note.
  4. P. p. Letellier, Louis Bouilhet, p. 276.