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HISTOIRE DU PARNASSE

huit ans, en pleine possession de son talent, esprit tellement magistral qu’une simple anecdote contée par lui faisait écrire aux Goncourt un roman tout entier[1]. Leconte de Lisle l’honorait d’une estime jalouse ; Théodore de Banville défendait sa mémoire[2]. Théophile Gautier pensait de lui le bien que nous avons vu. Même Catulle Mendès, dans un moment de franchise, louait en lui « un très parfait artiste », et, s’il lui refusait le génie, lui reconnaissait au moins beaucoup de talent[3]. Comment la gloire n’a-t-elle fait que l’effleurer, sans le soulever jusqu’au premier rang ? Il était venu trop tard à Paris, et n’avait pas su y prendre pied. Il était retourné trop vite à Rouen. Que l’oubli, second linceul des morts, l’ait longtemps enveloppé, rien d’étonnant. Mais comment le poète en qui l’on a voulu voir un directeur de l’évolution parnassienne au même titre que Leconte de Lisle lui-même, ne figure-t-il pas au Parnasse de 1866[4] ? Bouilhet a pourtant tous les partis pris de l’École : il déteste Lamartine, il a une froide estime pour Hugo, qui semble bien lui avoir emprunté la faucille d’or de Booz endormi, et l’Épopée du ver[5] ; il avait en horreur Musset, d’abord parce que Sainte-Beuve avait accusé, bien à tort, l’auteur de Melœnis, de ramasser les bouts de cigare de l’auteur de Rolla[6] ; ensuite, parce qu’il devinait que Musset avait soufflé Louise Colet à Flaubert :


Quoi ! vous avez jusques au fond
Sondé, sans fermer les paupières,
Ce cœur souillé,, gouffre profond
De vanités et de misères !

Et vos grands yeux, d’azur trempés,
Ont vu ces mornes solitudes
Où, comme des serpents coupés
Se traînaient les décrépitudes !…

Oh ! de peur qu’un stigmate impur
Ne vous rappelle ce jour sombre,
Ma sœur, ma sœur, à votre mur
Lavez la place de son ombre[7]


  1. Mercure de France, 15 mai 1927, p. 62 ; Albalat, Flaubert et ses amis, p. 182 ; Journal des Goncourt, I, 311.
  2. Albalat, Revue de Paris, Ier août 1927, p. 644 ; Flaubert et ses amis, p. 37 ; Odes funambulesques, p. 116 ; Critiques, p. 123-124.
  3. Rapport, p. 106-108.
  4. Clouard, La Poésie française moderne, p. 33.
  5. Albalat, Flaubert et ses amis, p. 23-24 ; René Descharmes, Flaubert, p. 413 ; Berret, Revue universitaire, mai 1921, p. 367, 368.
  6. Lundis, V, 306. Gautier nie toute imitation de Musset par Bouilhet dans son Rapport, p. 339 ; cf. Portraits contemporains, p. 183 ; Albalat, Flaubert et ses amis, p. 21.
  7. P. p. Letellier, Revue de Paris, Ier novembre 1908, p. 20.