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AVANT LE PARNASSE

puissamment. On peut le comparer encore à Hugo, sur un point capital : la Révolution ; pour décrire cette surprise tragique, Hugo trouve une superbe comparaison, qu’il développe comme un mythe, avec une maîtrise qui semble incomparable : la société française s’engloutit dans la révolution comme le Niagara dans sa chute. On connaît ces pages immortelles[1]. Oserai-je dire que ces pages ne nous donnent pas le choc qu’on éprouve en lisant Les Neiges d’antan[2] ? Chantant sur un air de menuet la fin de l’ancien monde, Bouilhet obtient, par contraste, un effet final plus dramatique que celui de V. Hugo : le lecteur frissonne… Et peut-être n’avons-nous pas encore là le summum de son talent, côté Parnasse ; son art devenait chaque jour plus raffiné. Poète savant, il cherchait très loin de nouvelles formes d’art. Ses amis apprirent avec stupeur qu’il se mettait au chinois ! L’un d’eux lui disait, avec une incompréhension souriante : — Aller jusqu’aux rives du Fleuve Jaune pour attraper des papillons, c’est peut-être excessif[3]. — Bouilhet eut un sourire amer ; il savait la valeur de la perle baroque qu’il avait ainsi découverte : l’empereur-poète Vou-Ti, traversant le fleuve Hoen, imagine La Chanson des rames : les mouvements de ses rameurs, scandés par leur cri monotone, sont d’abord vigoureux. Mais dès la fin de la première strophe on devine une imperceptible fatigue. La lassitude des rameurs va croissant ; la deuxième strophe, est plus courte : elle diminue en même temps que leur courage. Enfin, la répétition prolongée de leur effort change leur tristesse en désespoir : la troisième strophe est réduite à deux vers :


Bois chenus ! ah ! vent d’automne !
L’oiseau fuit ! ah ! l’herbe est jaune !
Le soleil ! ah ! s’est pâli !
J’ai le cœur ! ah ! bien rempli !

Sous ma nef, ah ! l’eau moutonne,
Et répond, ah ! monotone
À mon chant, ah ! si joli.

Quels regrets, ah ! l’amour donne !
L’âge arrive, ah ! puis l’oubli[4] !


Telle est l’œuvre du pré-parnassien Bouilhet, mort à quarante-

  1. Post-Scriptum de ma vie, p. 155-159.
  2. Dernières chansons, p. 83-87, ou Œuvres, p. 324.
  3. Maxime Du Camp, Souvenirs, II, 324.
  4. Dernières chansons, p. 257, ou Œuvres, p. 392 ; cf. Letellier, Louis Bouilhet, p. 243-245.