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VERS LE PARNASSE

titudes et ces ombres sont traversées par de véritables éclairs de pensée ; c’est un esprit puissant, celui qui est capable de donner cette définition, digne de Kant : « le génie n’a point pour mission de créer, mais d’éclairer ce qui, sans lui, serait condamné aux ténèbres. C’est l’ordonnateur du Chaos ; il appelle, sépare et dispose les éléments aveugles ; et quand nous sommes enlevés par l’admiration devant une œuvre sublime, ce n’est pas qu’elle crée une idée en nous ; c’est que, sous l’influence divine du génie, cette idée, qui était en nous, obscure à elle-même, s’est réveillée, comme la fille de Jaïre, au toucher de celui qui vient d’en haut[1] ». C’est un penseur. Quoiqu’il dédaigne la critique, c’est un critique de premier ordre. Nul n’a porté sur La Tentation de Flaubert un jugement aussi profond que celui-ci : « Dans le saint Antoine de Flaubeit, je ne reconnais pas un saint, mais un homme du monde avec une fausse barbe, et dont les paroles ne sont pas en rapport avec le cilice et la robe dont l’affuble notre auteur. Cet homme-là n’a jamais été capable d’être seul avec Dieu… On pourrait mettre ce saint Antoine sur un pain de Savoie ou toute autre pièce montée, avec une robe èn chocolat. L’auteur ne s’est pas pénétré, comme il le devait, de l’esprit évangélique, car un saint doit se retrouver même en ses hallucinations[2] ».

Malheureusement, Villiers fait tout ce qu’il faut pour user sa puissance cérébrale. Sauf dans ses moments d’illumination, de plus en plus rares à la longue, sa pensée reste obscure, contradictoire, sans qu’on puisse toujours bien discerner ce qui, chez lui, est conviction ou attitude, voire simple pose. Il croit devoir à ses ancêtres bretons d’être catholique, mais il est volontiers satanique à l’occasion[3] ». À la mort d’un des siens, il cherche partout des prières ; il fait des retraites à la Trappe ; là il lit saint Bernard, la Somme de saint Thomas, mais aussi Kant, et celui qu’il appelle « le Titan de l’esprit humain, Hegel[4] ». L’hégélianisme de Villiers a paru suffisamment profond pour mériter une thèse de doctorat : l’auteur, M. Van der Meulen, conclut pourtant à une simple cristallisation de fragments hégéliens autour d’un idéalisme original, avec, en plus, un apport d’idées catholiques et d’occultisme. Ajoutons

  1. Chez les Passants, p. 50-51.
  2. Ibid., p. 170-171.
  3. H. Laujol, Revue Bleue du 21 septembre 1889, p. 365 ; Roujon, Le Temps du 20 avril 1904.
  4. Revue, 1927, p. 476 ; Mallarmé, Divagations, p. 70-71.