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VERS LE PARNASSE

elle en compose d’une nuance délicate et fine, et ne les dit que forcée par l’insistance de leurs prières : elle préfère écouter[1]. Ce sont à peu près les mêmes habitués que chez Nina, mais on dirait que ce ne sont plus les mêmes hommes : ils se tiennent. Coppée est l’âme de ces réunions par son esprit charmant, sa malice fine : il dit, à la perfection, les meilleures pièces de son Reliquaire[2]. Le mélancolique Dierx s’épanouit, se sentant compris enfin[3]. Anatole France se glisse discrètement, le’regard circonspect, la poignée de main distante ; Heredia, exubérant à l’accoutumée, mais très homme du monde, déclame des vers sonores ; Mendès, toujours chevelu et superbe, ne s’impose plus comme chez Nina : on se défie de son caractère et de son talent[4]. Sully Prudhomme a un succès discret comme sa personne. C’est un grand voyageur. Il revient d’Italie. C’est un poète déjà édité. Il aime à dire des vers, accoudé à la cheminée ; puis, il se retire dans un coin du salon, Silencieux, un peu surpris par la turbulence de ses jeunes confrères[5]. Villiers de l’Isle-Adam reste effarant, à son ordinaire : il passe, comme un somnambule, l’œil atone, se parlant à lui-même, puis éclatant de rire. Il est un peu inquiétant ; on lui parle ; il ne répond pas tout d’abord, puis d’une voix profonde, et comme terrifié lui-même par ce qu’il va dire, il laisse tomber un mot à effet, comme celui-ci : — il ne faudrait pas pourtant se faire une trop grande idée de Dieu ! — Le mystificateur daigne parfois se mettre en frais : un jour il déclame et joue Le Corbeau d’Edgar Poe avec une telle puissance que les nerfs des auditeurs sont ébranlés, et que longtemps après, quand ils pensent à cette inoubliable soirée, ils sentent, dit Xavier de Ricard, « le même frisson d’admiration leur revenir à la peau[6] ». E. Lepelletier, qui est reçu chez les Ricard, et qui n’est pas de l’entourage de L. de Lisle, exagérerait volontiers l’influence de ce salon, son action sur le groupement littéraire de la jeunesse de 1866 ; pourtant il reconnaît avec bonne foi que la bohème s’y introduit, un peu d’abord, beaucoup ensuite[7]. Il est donc très exagéré de dire que les réunions de Mme de Ricard ont été le berceau du Parnasse.

  1. Ricard, Le Petit Temps du 5 juillet 1899.
  2. Verlaine, IV, 286.
  3. Ricard, Petit Temps du 5 juillet.
  4. Lepelletier, p. 134-135.
  5. Lepelletier, p. 135.
  6. Ricard, Le Petit Temps du 5 juillet 1899.
  7. Lepelletier, p. 133-134.