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HISTOIRE DU PARNASSE

pression, huit cents francs environ, remboursés par billets de trois mois en trois mois[1]. Très vite c’est l’aisance pour l’habile éditeur, puis la fortune ; mais il garde pour ses poètes l’abord facile, la main ouverte, ne laissant jamais un de ses auteurs dans l’embarras, les recevant fastueusement en ses notoires déjeuners de la rue Chardin[2].

Plus célèbres sont les réunions à la librairie, tous les jours, de cinq à sept, dans l’étroit entresol où l’on monte du magasin par un escalier en colimaçon. Souvent l’entresol est si encombré que les derniers arrivants s’asseyent sur les marches de l’escalier, et c’est un beau tapage : on pousse des clameurs d’enthousiasme pour de beaux vers, des huées à l’adresse de l’École du Bon-Sens. On se dispute sur les beautés de la consonne d’appui, si haut et si fort que les badauds s’attroupent dans le passage, et que les clients effarés osent à peine pénétrer dans le rez-de-chaussée. Inquiet, Lemerre réclame et obtient parfois un peu de calme, tandis qu’Asselineau, drapé dans sa cape romantique, crie : — À vendre, après faillite, le fonds de la librairie Lemerre ! — plaisanterie-scie, accueillie par de formidables éclats de rire[3]. Lemerre, lui, rit jaune, mais rira le dernier.

Ce qui calme plus sûrement l’effervescence, c’est l’arrivée des Maîtres, entourés par les débutants d’un respect véritable. Gautier est imposant, mais d’une majesté un peu somnolente. Théodore de Banville est pétillant de malice ; on se familiarise un peu avec lui. Dès qu’il entre dans la librairie, l’éditeur s’écrie, suivant la mode du lieu : — Ah ! voici Théoville de Bandore qui vient ici respirer le libre air ! — Oui, mon cher Lephonse Almère, riposte l’autre, dans le célèbre Choisage Passeul dont vous êtes le Firdot Mindi, que dis-je ! le Zeveriel ! — Et chaque fois cet échange de saluts met en joie Lephonse Almère[4]. Puis, Banville monte à l’entresol. Causeur merveilleux, il prodigue les plaisanteries, les contes gras, les paradoxes littéraires, qui s’envolent de ses lèvres « ainsi que des abeilles d’or, dit Theuriet ; et ces abeilles savaient au besoin se servir de leur dard pour infliger de cuisantes piqûres[5] ». Pourtant

  1. Theuriet, ibid., p. 242.
  2. Tailhade, ibid., p. 189-191.
  3. Theuriet, p. 243-244.
  4. Bergerat, Souvenirs, II, 199.
  5. Theuriet, Souvenirs, p. 245 ; Bergerat, Souvenirs, II, 151.