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VERS LE PARNASSE

Banville a, chose rarissime, l’esprit bon, la bonté spirituelle. Il n’est féroce que pour Scribe. Comme, une fois, Bergerat s’étonne d’une indulgence appliquée même aux médiocres, aux méchants, et lui demande ce qui en eux peut bien l’apitoyer : « Ceci, qu’ils sont condamnés à vivre, eux aussi, et que, à Paris, il faut du génie, oui, du génie, entendez-vous, pour gagner dix sous[1] ». Est-ce parce qu’il est très bon, qu’à la fin on ne le prend plus au sérieux, ou parce qu’il émet des théories bien hasardées ? Un jour qu’il a enfourché son Pégase, ou son dada, « la rime est l’unique raison, l’unique harmonie du vers ; elle est tout le vers », Alphonse Allais le réfute par la réduction à l’absurde :


Par le bois du Djin où s’entasse de l’effroi,
Parle, bois du gin ou cent tasses de lait froid[2].


On se familiarise avec Théoville de Bandore, mais non avec Monsieur de Lisle. Le Maître vient chez Lemerre deux ou trois fois seulement par semaine : quand on l’aperçoit au bout du Passage, s’avançant avec majesté, on va au-devant de lui ; cette déférence lui plaît, car il est sensible aux hommages[3]. Laurent Tailhade, qui ne l’aime guère, le représente pontifiant « en son olympienne acrimonie », mordant, dénigrant[4]. Il est vrai : Leconte de Lisle ne tient pas boutique d’indulgence. Un jour, à l’Entresol, il cause avec Toussenel de leurs souvenirs de 48, et comme l’enthousiaste phalanstérien salue en Lamartine l’idéal de l’humanité : « Oui, conclut L. de Lisle, une individualité magnifique, mais quel fâcheux poète ! » En revanche, il est charmant pour les jeunes, prodiguait pour eux ses souvenirs les plus curieux, donnant avec plaisir des leçons d’art littéraire qui sont écoutées avec empressement, et devenant à son tour le plus indulgent et le plus paternel des auditeurs[5]. Parmi ces jeunes on remarque Anatole France qui tantôt accompagne Leconte de Lisle, tantôt est suivi lui-même par Emmanuel des Essarts ou Glatigny ; si l’assemblée lui plaît, il parle, et fort bien, étonnant les autres débutants par son érudition d’humaniste et sa bonne grâce intellectuelle[6]. Villiers de l’Isle-Adam fait

  1. Bergerat, ibid., p. 160.
  2. Nouvelles Littéraires du 18 février 1928.
  3. Bergerat, ibid., p. 151, 154.
  4. Quelques Fantômes, p. 199.
  5. Bergerat, Souvenirs, II, 155-157 ; Verlaine, IV, 294.
  6. Il disparaît du passage Choiseul après sa brouille avec Lemerre. Verlaine, IV, 296 ; Bergerat, II, 164-165 ; Laurent Tailhade, Quelques Fantômes, p. 189.