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HISTOIRE DU PARNASSE

Même les prosateurs y ont le génie instinctif de la poésie. On pense là-bas que M. Bédier n’eût pas su adapter son admirable Tristan et Iseult s’il n’était pas né dans cette île prédestinée[1]. Deux dangers pourtant : l’alanguissement créole, l’indolence qui n’admet qu’une seule énergie : l’âpreté au gain. Mais le solide Normand, habile, comme ceux de sa race, à s’adapter à tous les climats, garde son énergie d’artiste au milieu de ces merveilles. En breton qu’il est aussi, il dédaigne l’amour du lucre de ses compatriotes de l’Île : décrivant un admirable lever de soleil à Bourbon, L. de Lisle conclut : « Hélas ! les créoles prennent volontiers pour devise le nil admirari d’Horace. Que leur font les magnificences de la nature ? Que leur importe l’éclat de leurs nuits sans pareilles ? Ces choses ne trouvent guère de débouché sur les places commerciales de l’Europe ; un rayon de soleil ne pèse pas une balle de sucre, et les quatre murs d’un entrepôt réjouissent autrement leurs regards que les plus larges horizons. Pauvre nature ! admirable de force et de puissance, qu’importe à tes aveugles enfants ta merveilleuse beauté ? On ne la débite ni en détail ni en gros. Va ! alimente de rêves creux le cerveau débile des rimeurs[2] ».

Pour lui, il a quitté l’île assez vite pour ne pas se blaser ; il y est resté assez longtemps pour puiser la force de son génie dans les sucs de la terre natale. Il y vit ses trois premières années, de 1819 à 1821 ; après un séjour de sept ans en France, il y revient de 1828 à 1837, et une seconde fois de 1843 à 1845 ; en négligeant les trois années d’enfance il y passe les douze années décisives pour sa formation, de dix à dix-neuf ans, de vingt-cinq à vingt-sept ans[3]. Il y fait une provision d’images, de sensations, d’impressions qui lui serviront tout le reste de sa vie d’artiste, comme un peintre reprend dans son atelier ses croquis de plein air[4]. Plus tard, vers 1846, il expliquera à un ami que sa jeune mémoire a été enrichie pour toujours, et lui a donné les joies de la création littéraire : « le souvenir n’amène jamais de tristesse en moi ; c’est plutôt une sorte de joie multiple, et les mille peines qui me sont encore destinées seront impuissantes à ternir, fût-ce même durant une seconde, ce

  1. L’île de la Réunion, p. 7, 99-143 ; cf. Baudelaire, L’Art Romantique, p. 387 ; Canat, Du Sentiment de la Solitude, p. 289.
  2. Contes en Prose, p. 108.
  3. Lafond, Leconte de Lisle, pp. 408-409.
  4. Jean Dornis, Hommes d’Action, p. 113.