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LE PARNASSE

bonheur ignorant de soi-même de la première jeunesse, cette vie intérieure que je garde embaumée dans ma mémoire[1] ». Il explique encore, dans quelques pages intimes destinées à guider son biographe Jean Domis, ce qu’il doit à son île natale : « ceci pourrait s’intituler : Comment la poésie s’éveilla dans le cœur d’un enfant de quinze ans. C’est tout d’abord grâce au hasard heureux d’être né dans un pays merveilleusement beau et à moitié sauvage, riche de végétations étranges, sous un ciel éblouissant ». Cette poésie s’éveille aussi devant « l’immensité et la plainte incessante de la mer, le calme splendide de nos nuits[2] ». On retrouve cette première action de la nature dans son œuvre, depuis le début jusqu’à la fin[3].

D’autres influences sont également puissantes, et tout d’abord celle de V. Hugo : c’est la lecture des Orientales qui ouvre les yeux du jeune créole aux beautés qui l’entourent : une note, trouvée dans ses papiers intimes nous l’apprend[4]. À ce moment il est romantique, et passionné pour Walter Scott. Il manque les classes du collège pour s’en aller à la bibliothèque de la Ville dévorer Quentin Durward, Ivanhoe. Cinquante ans plus tard sa passion restera presque aussi vive : Walter Scott lui semblera toujours le prince des romanciers, et, chose plus importante pour un poète épique, un historien de premier rang[5]. Heureusement, parmi les lectures du collégien, figure La Fontaine, dont il s’éprend, et qui restera, nous dit Jules Breton, « son vieil ami de cœur[6] ». Cet amour des Fables suffirait seul à nous expliquer la beauté particulière du vers de Leconte de Lisle, qui semble bien être le vers romantique retrempé dans la source classique.

La première jeunesse de Leconte de Lisle est beaucoup plus intéressante que tant d’autres, car cette forte intelligence s’épanouit de bonne heure ; dans l’homme on retrouve développés les germes de l’enfance, notamment sa haine du christianisme : on a conservé à la Réunion, au Lycée Leconte de Lisle, son recueil de citations, de pensées d’autrui, où il a recopié en particulier ce passage de l’abbé Raynal : « la raison, dit Confucius, est une émanation de la divinité ; la loi suprême n’est que l’accord de la nature et de la rai-

  1. P. p. M. A. Leblond, p. 163.
  2. Dornis, Essai, p. 3.
  3. Premières Poésies, p. 233-234 ; Derniers Poèmes, p. 256-257.
  4. Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 333.
  5. H. Houssaye à l’Académie, 12 décembre 1895.
  6. Revue Bleue, 5 octobre 1895, p. 426.