Et tu renais aussi, fantôme diaphane,
Qui fis battre son cœur pour la première fois,
Et, fleur cueillie avant que le soleil te fane,
Ne parfumas qu’un jour l’ombre calme des bois[1].
On sent qu’il y a là plus que le souvenir d’un songe ; que ce premier amour ne montait pas, comme celui de Chateaubriand, vers une Sylphide imaginaire, mais bien vers un être réel et d’une beauté de rêve : le marquis de Lanux, l’oncle de Leconte de Lisle, le mari de la mulâtresse, avait une fille, séduisante comme les enfants de l’amour où deux races se sont confondues[2]. Les deux familles avaient été brouillées par ce mariage : un jour le jeune homme aperçoit sa ravissante cousine : c’est le coup de foudre créole : il part, il court à perdre haleine jusqu’à ce qu’il trouve sa mère ; baigné de sueur, haletant, il lui crie que Mlle de Lanux est merveilleuse, et qu’il veut l’épouser ! Saisie à la pensée que son Charles pourrait se marier avec une quarteronne, la mère s’évanouit, ce qui la dispense de répondre[3] ! Heureusement le mariage ne se fait pas, car nous n’aurions pas eu les poèmes de Leconte de Lisle. Peut-être la fille du marquis ne voulut-elle pas épouser un demiroturier, un fils de « petit blanc » comme on disait dans l’île. Ou encore le généreux ami des noirs fût-il blessé d’entendre la ravissante héroïne du Manchy menacer ses porteurs d’une voix enrouée par la colère ; il ne lui avait jamais encore adressé la parole ; il parla : « Madame ! je ne vous aime plus[4] ! » Il est furieux, et sincère : la passion ne le domine pas ; il écrit à son ami Rouffet, en février 1838 : « l’amour et moi, voyez-vous, c’est de l’eau sur une pierre ; elle peut la mouiller, mais ne la pénètre jamais[5] ». Sans doute, il y a là de la forfanterie juvénile, une attitude devant un camarade ; mais il y a là aussi un état d’âme particulier au poète : ce stoïcien ne veut pas être l’esclave de son cœur ; il a dû savourer ces vers de son compatriote :
Je suis maître de moi comme de l’univers ;
Je le suis, je veux l’être…
- ↑ Poèmes Tragiques, p. 56-57.
- ↑ Dornis, Essai, p. 171 ; préface des Contes en Prose, p. xx.
- ↑ Calmettes, p. 9. Je suis la légende consacrée, parce qu’elle plaisait au poète. M. Fouques en a écrit l’histoire exacte dans la Revue, 1928, p. 369 sqq.
- ↑ Dornis, préface des Contes en Prose, p. xxi, x.
- ↑ Premières Poésies, p. 18.