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HISTOIRE DU PARNASSE

Oui, on veut l’être, et on ne l’est pas autant qu’on le voudrait. On pense d’abord, en suivant l’histoire du premier amour de Charles, aux vers connus de Sainte-Beuve, un peu modifiés :


Il existe en un mot chez les trois quarts des hommes
Un amoureux mort jeune à qui l’homme survit.


Mais l’amour de jeunesse ressuscite toujours dans la mémoire de l’homme, et, même avant de renaître, sa vie latente produit d’obscures manifestations. Cet amour, mort en état de pureté, entretient dans son cœur une délicatesse qui étonne les témoins de son existence : X. de Ricard, qui ne l’aime pas, devine cet état d’âme, et le décrit brutalement : « il resta toujours un peu le barbare qu’il était foncièrement, un barbare ébloui, chaste et chagrin[1] ». Cela donne une noblesse à sa vie. N’allons pas trop loin, et ne faisons pas du poète un Lohengrin. Il aura des amourettes. Le bateau qui en 1837 l’emmène en France, fait escale au Cap. Leconte de Lisle tombe, très vite, amoureux fou d’une jeune Hollandaise, Mlle-Anna Bestaudy ; il raconte cette idylle sous des noms supposés dans La Rivière des Songes : George Adams dit à Miss Edith Polwiss qu’il est obligé de partir : « De si graves intérêts sont-ils donc attachés à votre départ ? demanda Edith en baissant la tête par une sorte de pressentiment qu’une heure décisive allait sonner pour elle. — Le plus grave intérêt de la vie, Miss Polwiss[2] ». En réalité, Charles s’en va à Dinan préparer son baccalauréat.

Ce n’est pas un candidat ordinaire : que d’idées, que de croyances mortes, que de convictions vivantes, derrière ce grand front ! Le néophyte républicain écrit à son ami Adamolle, resté à Bourbon, qu’il a fait escale à Sainte-Hélène, et il souligne les sentiments qu’il a le plus vivement éprouvés : « J’ai vu le tombeau… Nous y montâmes le soir. Il pleuvait… Ce furent d’abord la pitié, l’admiration, le respect, car il est affreux de penser à l’Empereur captif des Anglais… sur sa tombe. Mais bientôt je me rappelai le jeune et invincible soldat de notre grande République ; je me représentai le consul, demi-despote : puis enfin l’Empereur absolu de ce noble pays qui servit de base à sa gloire, et alors la pitié et le respect firent place au mépris et à la haine. C’est le partage des tyrans, et Napoléon

  1. La Revue (des Revues), Ier février 1902, p. 307.
  2. Contes en Prose, xii-xiii, 186.