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HISTOIRE DU PARNASSE

gieuses, il ne voit plus de vérité que dans le culte du beau aussi impersonnel que possible. Il refoule en lui-même toutes ses ardeurs, qui ont été glacées au contact des hommes. Il met sur sa figure le masque « que le monde antique accordait à l’histrion : libre à lui de pleurer dessous[1] ». Il a toujours au fond la sensibilité la plus ardente, mais il ne la laisse plus voir qu’à ses seuls intimes : devant l’un d’eux, il reçoit une dépêche où il sait qu’il est question d’un petit malade qu’il aime ; il ne parvient pas à l’ouvrir, tant l’émotion crispe ses doigts[2].

Le public ne connaîtra de lui que son talent : il se révèle, il éclate en 1852. Cette année-là V. de Laprade présente à Sainte-Beuve un inconnu qui désire lui dire des vers, et ce poète ignoré, avec une lenteur majestueuse, commence à déclamer :


Midi, Roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine ;
La Terre est assoupie en sa robe de feu[3]


Quand l’admirable poème a fini de se dérouler, Sainte-Beuve, les yeux pleins de larmes, embrasse Leconte de Lisle en s’écriant : — mais c’est un chef-d’œuvre ; mais vous êtes un grand poète ! — Dès le lendemain il cite dans Le Constitutionnel la pièce entière, en disant toute son admiration[4]. C’est un maître, en effet, qui se révèle et qui s’impose. Son premier chef-d’œuvre renferme les principaux éléments de sa maîtrise : forme impeccable et puissamment rythmée, évocation nostalgique du pays natal et de sa lumière implacable, splendeur plastique, charme morbide du néant Caché sous la beauté de la forme, vers hallucinants comme une incantation[5],


Spleen lumineux de l’Orient !


Théophile Gautier a traduit à la perfection l’admiration des purs artistes : « le chef-d’œuvre peut-être du poète est une pièce… que sait par cœur quiconque en France aime encore les vers. Midi, l’heure de l’implacable clarté et du soleil vertical versant ses rayons plombés sur la terre silencieuse, l’heure qui ne laisse à l’ombre

  1. Contes en Prose, p. 33.
  2. H. Houssaye à l’Académie, 13 décembre 1895.
  3. Poèmes Antiques, p. 292.
  4. Lundis, V, 312-313 ; Dornis, R. D. D.-M., 15 mai 1895, p. 327-328.
  5. Mme Demont-Breton, II, 146.