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LE PARNASSE


Je le sais ; mais je garde au cœur le souvenir
D’un rêve éblouissant, qui ne peut revenir
Ni dans ce monde-ci ni dans l’autre : personne,

Ange, Démon ou Dieu, n’y peut rien ; j’ai perdu
Un bonheur bien plus grand que ceux que le ciel donne,
Et ce bonheur jamais ne me sera rendu.


Ménard pouvait donc dire, lui aussi, que son âme avait son secret, que sa vie avait son mystère ; mais en bon Parnassien il ne voulait pas révéler son secret ; un de ses amis a soulevé un pan du voile : à l’heure de sa mort, « le vieux païen a cru voir la sombre figure des Érinnyes, et il a confessé ses fautes… Il est parti, pardonné de celle qu’il avait aimée et méconnue… On a pu mettre dans sa main fermée une de ses belles médailles grecques, l’image divine d’Athéné, l’obole d’argent que réclame Charon[1] ». C’est la fin des rêveries du païen mystique.

Dans ce livre où il a mis ses prédilections, on retrouve également les pièces publiées dans le Parnasse de 1869. On éprouve cette fois une certaine déception : Icare, Résignation, le Rishi, l’Athlète, sont des sonnets de pensée ondoyante. Sa philosophie ne redevient claire que quand il attaque le catholicisme. Dans Stoïcisme, il exalte la beauté du philosophe qui laisse les Dieux à leur besogne,


Sans leur rien envier ; car lui, pour la justice,
Il offre librement sa vie en sacrifice,
Tandis qu’un Dieu ne peut ni souffrir ni mourir[2].


Ce dernier vers vise Jésus. Ménard ne veut voir en lui que l’un quelconque des dieux : puis, l’ayant ramené ainsi à la condition commune des daïmonés, il lui restitue son estime, sa vénération même, et lui ouvre son Panthéon.

Tel est son apport au Parnasse ; il est considérable, et vaut surtout par le fond. Pour la forme, il a encore des progrès à faire. Il adopte souvent un mélange d’alexandrins et de décasyllabes qui plaît à certains[3] ; en réalité, ce rythme, en passant du vers de

  1. Berthelot, Revue de Paris, Ier juin 1901, p. 583 ; Louis Ménard, p. 33, 187 sqq. Pouvons-nous croire Robert de Montesquieu racontant que le vieux philosophe voulait envoyer sa fille souffrante à Lourdes : « Ce fut le calice d’amertume de ce vieillard crédule et incroyant de ne pouvoir obtenir des siens le transfert de la malade au sanctuaire pyrénéen qui lui promettait le miracle ». Tombeau de Louis Ménard, p. 154.
  2. Gaston Paris récita ce sonnet à Taine < qui en fut tellement frappé qu’il me pria de
    l’écrire, le porta longtemps sur lui, l’apprit par cœur et se plaisait à se le dire à lui-même ».
    Gaston Paris, dans Le Tombeau de Louis Ménard, p. 72.
  3. J. Tellier, Nos Poètes, p. 71-72.