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HISTOIRE DU PARNASSE

douze pieds au vers de dix, semble faire une série de faux pas[1]. Cette marche boiteuse est surtout sensible dans une pièce de pensée ambitieuse : Empédocle chante sur les bords du cratère de l’Etna :


Ô Nature éternelle, impénétrable, immense !
        Ton temple est l’éther, les monts tes autels ;
Dans ta nudité chaste et ta toute-puissance,
        Je viens t’adorer, loin des bruits mortels[2].


Ne dirait-on pas un duo alterné entre un hautbois et un mirliton ? L’auteur des Poèmes avait beaucoup à apprendre au Parnasse comme virtuosité, et il apprit beaucoup. Il réussit particulièrement bien dans le sonnet : il finit par en faire d’excellents, que l’on croirait, aussi bien pour le fond que pour la forme, du Leconte de Lisle : par exemple son Nirvana :


L’universel désir guette comme une proie
Le troupeau des vivants ; tous viennent tour à tour
À sa flamme brûler leurs ailes, comme, autour
D’une lampe, l’essaim des phalènes tournoie…

Néant divin, je suis plein du dégoût des choses ;
Las de l’illusion et des métempsychoses,
J’implore ton sommeil sans rêve : absorbe-moi,

Lieu des trois mondes, source et fin des existences,
Seul vrai, seul immobile au sein des apparences ;
Tout est dans toi, tout sort de toi, tout rentre en toi[3].


L’art de Leconte de Lisle a visiblement excité l’émulation de Ménard, qui est en partie son disciple ; c’est un fait à constater avant d’étudier l’influence de l’helléniste sur l’auteur des Poèmes Antiques ; il ne faut pas, en effet, grandir injustement Ménard au détriment de Leconte de Lisle, mais plutôt tâcher d’étudier leurs réactions réciproques.

D’abord ce sont deux amis, deux grands amis, dont la liaison remonte à 1846, quand ils sont encore des jeunes, avec des gaîtés d’écoliers[4]. Plus tard, le correct Leconte de Lisle conservera toujours de l’indulgence pour les excentricités de toilette de son ami de jeunesse, resté étudiant de quarantième année[5]. Il lui passe

  1. Poèmes, p. 127.
  2. Poèmes, p. 134.
  3. Rêveries d’un Païen mystique, p. 62.
  4. Berthelot, Revue de Paris, Ier juin 1901, p. 575 ; L. Ménard, p. 12.
  5. H. de Régnier, Revue de France, 15 mars 1923, p. 391 ; Berthelot, Ménard, p. 32-33.