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LE PARNASSE

semble[1]. Cherchons si Leconte de Lisle a fait preuve des principales qualités d’esprit sans lesquelles on ne peut être un historien ; si, l’histoire étant une science, il en applique les lois ; si son érudition est sûre, étendue ; s’il connaît toutes les langues vivantes, indispensables outils de son travail. La question ainsi posée répond par elle-même : Leconte de Lisle n’est pas un historien scientifique[2]. Mais l’histoire étant aussi un art, le poète a-t-il eu cette intelligence divinatoire qui supplée parfois aux textes, ce talent de ressusciter la vie d’autrefois ? Sauf Jean Psichari, aucun critique ne lui a reconnu ce don, tout au contraire[3]. Leconte de Lisle a le plus souvent projeté ses propres passions sur le passé, pour l’éclairer à sa guise. Il reconstruit l’histoire des religions d’autrefois avec son irréligion actuelle. Pour élever son monument il prend les matériaux les plus composites : son Khirôn est emprunté à la Gigantomachie de Claudien, au Centaure de Maurice de Guérin, même à la Chute d’un Ange de Lamartine[4] !

Mais alors, si sa Grèce n’est pas très vraie, si ses poèmes grecs ne recèlent que la philosophie du néant, que lui reste-t-il ? La matière de son art est caduque, mais sa forme est splendide. Elle ne suffit pas à intéresser les spectateurs à son théâtre grec, et l’échec de ses Érinnyes devant les auditeurs de l’Odéon est bien connu ; mais le lecteur lui reste fidèle[5]. Ses poèmes grecs sont une fête, une féerie pour l’imagination. Il suffit de se mettre en présence de sa Vénus de Milo pour éprouver l’impression de la beauté parfaite[6]. C’est la prière du poète, non pas devant l’Acropole, mais devant la statue qui personnifie, qui déifie la beauté que rêvaient les Grecs. Nul n’a mieux compris la majesté de la Vénus de Milo, ni ne la fait mieux comprendre. Quelle fête pour l’esprit que de se réciter ces beaux vers devant ce beau marbre. Les vers éclairent la statue, la statue illustre les vers. C’est un charme pour nous, mais pour les Français de 1852 c’est lettre morte :

  1. Vianey, Les Sources de Leconte de Lisle, p. 341 ; Benedetto, Mélanges Picot, II, 279-280.
  2. Cf. Ducros, Le Retour de la Poésie, p. 81 sqq. ; G. Deschamps, Le Temps du 26 mai 1895 ; René de la Pagerie, R. D. D.-M., janvier 1923, p. 77.
  3. Psichari, Autour de la Grèce, p. 165, 170 ; Pontmartin, Causeries Littéraires, p. 93 ; Maurras, Anthinéa, p. 12 ; Charly Clerc, Le Génie du Paganisme, p. 77.
  4. Vianey, Les Sources, p. 357-367.
  5. Vianey, Les Sources, p. 314 ; Duquesnel, Souvenirs Littéraires, p. 290 ; Benedetto, Mélanges Picot, p. 331.
  6. Poèmes Antiques, p. 134 ; Benedetto, p. 305-308.