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LE PARNASSE

mais tout le monde doit avoir un Leconte de Lisle : la comparaison des textes est un triomphe pour le poète. Le finale notamment du chant finlandais est d’un réalisme presque comique ; la fin des Larmes de l’Ours est une trouvaille :


Et le grand Ours charmé se dressa sur ses pattes ;
L’amour ravit le cœur du monstre aux yeux sanglants.
Et, par un double flot de larmes écarlates,
Ruissela de tendresse à travers ses poils blancs[1].


C’est d’une beauté sauvage et prenante ; cela est peint. Mais, si Leconte de Lisle transforme merveilleusement la matière fournie par Marmier, ce dernier reste indispensable à quiconque veut comprendre cette mythologie scandinave, et notamment la Légende des Nornes ; il est impossible de deviner ce que veulent dire dans les Poèmes Barbares les Nornes, Urd, Verdandi, Skuld, le frêne Yggdrasill, les Ases, les Skaldes, Balder, la sombre Héla, les Runes ou Runas, si l’on n’a pas dépouillé soigneusement tous les Chants populaires du Nord, introduction comprise, pour se faire un petit lexique de cette langue inconnue. Leconte de Lisle ne daigne pas traduire lui-même, conservant pour la théogonie scandinave le même système de nomenclature que pour la religion grecque : il nous laisse la peine de refaire nous-mêmes le chemin qu’il a parcouru. Faisons donc effort pour comprendre sa pensée, pour deviner ce qu’il cherche dans cette mythologie.

D’après la légende scandinave, le monde sera détruit, mais il renaîtra, surgissant de l’océan ; un nouvel âge d’or apparaîtra[2]. Dans Leconte de Lisle, la première norne, Urd, qui personnifie le passé, résume le paganisme du Nord, qui est inquiétant ; la seconde, Verdandi, rassure la première en lui disant que le mal est toujours enchaîné ; mais la troisième, Skulda, qui connaît l’avenir, annonce que la fin du monde est proche, que tout va retomber dans le néant. Ainsi, sous le souffle de Leconte de Lisle la faible espérance que le paganisme scandinave avait éveillée, s’évanouit. C’est lui qui, le premier, a pris plaisir à essayer d’éteindre les étoiles. Cet amoureux de la lumière s’efforce de faire de la nuit.

Pourtant le Christ apparaît dans son œuvre. On y trouve même, chose inattendue, un chemin de croix ! En 1857, dans son petit

  1. Chants Populaires, introduction, p. vii-ix ; Poèmes Barbares, p. 79.
  2. Vianey, p. 136-139.