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LE PARNASSE

mais elle permet de comprendre et de mesurer chez Leconte de Lisle la déformation de l’art par la haine, le tort que le polémiste fait à l’artiste. Prenons d’abord Kaïn, écrit à la gloire du premier des révoltés : Leconte de Lisle aime filialement son héros, car, Jean Domis nous l’apprend : jusqu’à la fin il se considérera comme le descendant direct de Caïn, l’ancêtre des anarchistes[1]. Anatole France, après leur brouille, voit une véritable identité entre Leconte de Lisle, ce rebelle, et Caïn, ce poète[2]. Quant au poème, c’est le cri de l’insurgé, persévérant dans sa faute, s’enorgueillissant de son crime, insultant le justicier, lui renvoyant toute la responsabilité, lui crachant sa colère ; Kaïn est pour Leconte de Lisle le cri de la Science révoltée et victorieuse. On a le droit de lui préférer le Caïn de Victor Hugo ; le rapprochement s’impose par les dates : La Conscience est de 1859 ; Kaïn a paru dans le Parnasse de 1869 : Leconte de Lisle a voulu rivaliser avec Hugo. Son talent le lui permettait, car il y a des choses superbes dans cette apologie de la révolte[3]. Le Voyant aperçoit, dans son rêve prophétique, Kaïn s’évadant du Déluge :


Quand le plus haut des pics eut bavé son écume,
Thogorma, fils d’Élam, d’épouvante blêmi,
Vit Kaïn le Vengeur, l’immortel Ennemi
D’Iahvèh, qui marchait, sinistre, dans la brume,
Vers l’Arche monstrueuse apparue à demi !


Le symbole est clair, tragique : l’esprit anarchiste n’a pas été englouti sous les eaux. Mais la rancune est rarement bonne conseillère : elle obscurcit un instant le clair génie du poète ; dans la même page son Kaïn regrette l’Éden où il était créateur, « aussi bien qu’Élohim ». Il est chassé de cet Éden,


Et le glaive flamboie à l’horizon quitté ;


Enfin,


Les flancs et les pieds nus ma mère Héva s’enfonce
Dans l’âpre solitude où se dresse la faim :
Mourante, échevelée, elle succombe enfin,
Et dans un cri d’horreur enfante sur la ronce
Ta victime, Iahvèh ! Celui qui fut Kaïn.


Comprenne qui pourra la suite de ces événements.

  1. Dornis, Hommes d’Action, p. 110.
  2. A. France, La Vie Littéraire, I, 104.
  3. Cf. la remarquable étude de Bernès, Revue, 1911, p. 485-502.