Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/262

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
198
HISTOIRE DU PARNASSE

Le contempteur du christianisme n’aime plus que le brahmanisme, et nous promène d’étonnements en stupeurs dans son inintelligible Vision de Brahma[1]. Est-ce notre faute, ou la sienne, si nous ne comprenons pas ? Schuré accuse nettement le poète de n’y avoir rien compris lui-même : « il ne se doute pas de ce que signifient les trois mondes… L’univers résulte de la collaboration et de l’interpénétration de ces trois puissances : Brahma est le monde de l’Esprit, où sont les Archétypes ; Vichnou le monde des âmes et des forces vitales ; Siva le monde des corps physiques et de la matière. De ces trois mondes, le premier ergendre le second, et le second engendre le troisième. Le premier pénètre et voit les deux autres ; le second voit le troisième ; mais le troisième ne perçoit que lui-même. Le but du sage est de parvenir à cet état où l’on voit le monde à travers la lumière de l’esprit, où l’univers commence à devenir transparent. Telle est l’auguste vérité[2] ». Si c’est bien là la vérité, auguste ou non, si Schuré n’a pas ajouté un peu de précision occidentale aux nuages brahmaniques, Leconte de Lisle est dans l’erreur. À coup sûr, il choque notre logique européenne lorsqu’il nous représente Brahma consultant sur la création Hâri, c’est-à-dire Bhagavat. Bhagavat n’a rien à apprendre à Brahma sur la création du monde, puisque ce même Brahma a été chargé par ce même Bhagavat de créer ce même monde[3].

Mais, dans les Poèmes antiques, ce Bhagavat n’est autre que Çakia-Mouni, c’est-à-dire le Bouddah. Que veut dire ce mélange de brahmanisme et de bouddhisme ? Je sais bien qu’il est alors à la mode en France, et non pas seulement en France : Miss Gladys Falshaw constate, avec une sorte de joie, que Leconte de Lisle a mélangé et fondu ces deux doctrines dans La Vision : l’Esprit suprême parle de son néant sublime, et pourtant les bouddhistes ne croient pas à un être suprême. Le brahmanisme, en revanche, ne parle pas du néant. Conclusion : « l’imagination du poète français l’a entraîné, mais, en modifiant sur ce point la pensée hindoue, cette admirable analyse n’a fait que lui donner plus de profondeur et de force[4] ». C’est très bien ; mais alors ce que Leconte de Lisle

  1. Poèmes Antiques, p. 56-64.
  2. Revue des Revues, 15 mai 1910, p. 198-199 ; M. Barth explique la trinité hindoue tout autrement que le théosophe Schuré, dans Les Religions de l’Inde, p. 107. — Schuré, Les Grands initiés, p. xviii sqq.
  3. Vianey, Sources, p. 55.
  4. Taine, Nouveaux Essais, 2e édition, p. 335-340 ; Gladys Falshaw, Leconte de l’Isle et l’Inde, p. 153, 168.