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LE PARNASSE

le roi Açôka qui est mêlé à la légende de Pûrna[1]. Mlle Gladys Falshaw est d’un secours précieux : elle nous apprend que les Kinnaras sont des musiciens divins à têtes d’âne, que les pippalas sont des arbres à fleurs, que les Umrahs sont des soldats, que les Kokilas sont de simples coucous[2]. Nous finissons même par regretter presque d’être trop bien renseignés : dans Bhagavat, les trois brahmanes marchent vers Kaîlaça, la montagne sainte,


où les Kalahamsas chantent sur les érables.


Nous rêvons à ce que peuvent être ces Kalahamsas qui charment le repos du Dieu. Ce sont probablement des génies de l’air, ou tout au moins des oiseaux du paradis. Impitoyable, Mlle Falshaw traduit : des oies[3] ! Désillusion ! À partir de ce moment on se refuse à s’extasier devant les mots hindous que l’on ne comprend pas. C’est justement à cette défiance de l’inconnu que furent en proie les premiers auditeurs de Bhagavat.

C’était dans le salon du peintre Jobbé, beau-frère du sculpteur Jacquemart ; on y voyait Glaize, le peintre des Illusions Perdues, bien capable de comprendre la mélancolie du poète. Il y avait là encore Mme Sandeau, et l’exquise maîtresse de la maison. Devant ce public artiste, un ami du poète, Paul de Flotte, député à la Législative, demande, exige que Leconte de Lisle dise des vers : de sa voix sonore, l’auteur commence à déclamer son Bhagavat. Dès le dixième vers, l’auditoire est dans la stupeur ; vers la fin, c’est une sorte d’effroi. Le poète, qui sent l’effet produit, n’ose pas s’arrêter et, dans son désespoir, va jusqu’au bout. Plus tard il avouera que, dans toute sa carrière, il n’a jamais gravi un calvaire pareil. Mais, sur le moment, sa lecture terminée, il reste muet, et c’est Paul de Flotte qui essaye de sauver la situation : personne n’ayant le courage d’applaudir, il s’avance vers Leconte de Lisle, et d’une voix que creuse l’émotion, il s’écrie : « Cher ami, pardon ! Ce n’est pas une tuile, c’est toute une cheminée que je vous ai fait tomber sur la tête ! » Du moins, c’est ainsi que le malheureux poète racontait la scène à ses intimes ; en réalité, l’impitoyable Flotte s’était exclamé : — Mon pauvre ami ! Ce n’est pas une tuile, c’est

  1. Introduction, p. 233 et 365.
  2. Leconte de l’Isle et l’Inde, p. 105, 214, 213, 206.
  3. Ibid., p. 102.