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HISTOIRE DU PARNASSE

CHAPITRE VI
L’apogée de Leconte de Lisle

Dans cette lutte d’idées, Leconte de Lisle plaît ou déplaît, suivant qu’on est de son camp ou d’un autre ; il est, au contraire, dans son œuvre tout un côté où se rencontrent en une commune admiration tous ceux qui aiment les beaux vers. Ce coin a été exactement délimité en 1861 par Baudelaire qui, une fois de plus, se révèle grand critique ; écoutons-le : « ce que je préfère parmi ses œuvres, c’est un filon tout nouveau qui est bien à lui, et qui n’est qu’à lui… Je veux parler des poèmes où, sans préoccupation de la religion et des formes successives de la pensée humaine, le poète a décrit la beauté telle qu’elle posait pour son œil original : les forces imposantes, écrasantes, de la nature, la majesté de l’animal dans sa course ou dans son repos,… enfin, la divine sérénité du désert ou la redoutable magnificence de l’océan. Là, Leconte de Lisle est un maître et un grand maître. Là, la poésie triomphante n’a plus d’autre but qu’elle-même[1] ».

Dans ses poèmes, les animaux apparaissent si nombreux, qu’on a souvent raillé, plus ou moins lourdement, la ménagerie exotique de Leconte de Lisle. Le plus poli de ces moqueurs, Goncoust, se contente de préférer à tous les condors du poète la page où Chateaubriand décrit, dans une antichambre officielle envahie par des aventuriers titrés, un simple paysan vendéen « qui se grattait, baillait, se mettait sur le flanc, comme un lion ennuyé, rêvant de sang et de forêts[2] ». Ces lignes de Chateaubriand sont, en effet merveilleuses, mais qu’est-ce que cela fait aux descriptions de Leconte de Lisle ? Pourquoi comparer deux choses incomparables ? La seule question à poser est celle-ci : les animaux de Leconte de Lisle sont-ils beaux ? sont-ils vrais ? Qu’ils soient beaux, c’est ce que pense tout lecteur des Poèmes. Qu’ils soient vrais, c’est ce que peut constater quiconque voudra faire le court voyage que faisait

  1. La Revue fantaisiste du 15 août 1861, dans les Œuvres, III, 391.
  2. Goncourt, Journal, IX, 117 ; Mémoires d’Outre-Tombe, II, 168-171 ; cf. Reliques de Jules Tellier, p. 209.