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LE PARNASSE

le poète pour se documenter : il allait tout simplement à ce qu’il appelait son champ d’études, au Jardin des Plantes[1].

Ce n’est pas chez lui simple curiosité d’artiste ; son intention est plus profonde ; il veut faire la psychologie des animaux : il voit en eux des frères que nul abîme spirituel ne sépare de nous, et c’est pourquoi, dit M. Paul Bourget, « M. Leconte de Lisle est un peintre d’animaux admirable, et d’une intuition saisissante. Il les comprend comme un naturaliste, il les évoque comme un poète, et il s’incarne en eux comme une sorte de Protée moderne, par cette double vertu de la science et de la poésie[2] ». Leconte de Lisle est transformiste, et le meilleur commentaire qu’on puisse donner de ses poèmes ce sont les œuvres d’Hœckel[3]. Seulement le poète n’est ni un pur philosophe, ni un simple naturaliste : c’est un cœur ultra sensible. Il aime les modèles qu’il dessine d’une main fraternelle. Celui que ses ennemis appelaient le pasteur d’éléphants, admire en effet, les imposantes bêtes sauvages. Cet animalier nous donne le secret de la beauté de ses peintures en racontant une chasse au sanglier où on l’avait posté au bon endroit : « j’attendis donc le doigt sur la gâchette… Tout à coup, j’entendis un bruit formidable dans les broussailles, quelque chose comme celui que ferait une locomotive déraillée, écrasant tout, brisant toutes les branches sur son passage, et je vis un énorme sanglier, qui me sembla gros comme un taureau des pampas, suivi d’une troupe de marcassins ! C’était beau ! C’était grandiose ! C’était préhistorique ! L’escadron au poil hérissé passa avec la rapidité d’un express à quelques pas de moi. On me cria : « À vous ! » Je restai immobile d’émotion et d’admiration[4] ». Pour cadre à ses tableaux d’animaux, il donne le désert :


Le sable rôuge est comme une mer sans limite,
Et qui flambe, muette, affaissée en son lit.
Une ondulation immobile remplit
L’horizon aux vapeurs de cuivre où l’homme habite…

Pas un oiseau ne passe en fouettant de son aile
L’air épais où circule un immense soleil.

Parfois quelque boa, chauffé dans son sommeil,
Fait onduler son dos dont l’écaille étincelle.


  1. Welschinger, Débats du 16 août 1910. Que de beaux livres ont été rêvés dans ce Jardin : c’est de là qu’est sortie l’Esthétique du Mouvement, de Paul Souriau.
  2. Essais, II, 106 ; cf. Canat, Du Sentiment de la Solitude, p. 236.
  3. Le Monisme, traduction Vacher de Lapouge (Reinwald, 1897) ; Fusil, La Poésie scientifique, p. 156-157.
  4. Mme Demont-Breton, II, 136.