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HISTOIRE DU PARNASSE

barbares, le rythme de V. Hugo paraît nerveux, saccadé ; celui de Théodore de Banville inquiète l’oreille par ses négligences[1]. Il y a dans certaines stances de Leconte de Lisle un charme d’abord indéfinissable, et dont ses parnassiens cherchent à percer le mystère : ainsi il a vraiment créé une strophe de quatre vers, fort curieuse : ce sont deux vers de dix pieds, suivis de deux octosyllabes, sur rimes croisées. Peut-être quelqu’un l’a-t-il employée avant lui[2] ; mais nul n’en avait su tirer un pareil parti. Après les deux vers de dix pieds, coupés en deux hémistiches, et de marche rapide, légère, les deux vers de huit pieds semblent plus lents, plus longs même :


Bois chers aux ramiers, pleurez, doux feuillages,
Et toi, source vive, et vous, frais sentiers ;
          Pleurez, ô bruyères sauvages,
          Buissons de houx et d’églantiers[3].


Plus longs ? oui : l’oreille compare les deux vers de huit pieds non pas aux deux décasyllabes, mais à cette espèce de quatrain en vers de cinq pieds, et elle reste charmée par cette dissymétrie. L’œuvre de Leconte de Lisle est pleine de ces beautés qui livrent leur secret à quiconque aime à s’hypnotiser devant la poésie toujours un peu mystérieuse. Avec le Maître on n’a pas à craindre de perdre sa peine, tant ses vers sont chargés de pensée, tant la forme a été façonnée par une main sûre et exigeante.

Le travail de correction chez Leconte de Lisle est poussé jusqu’à l’extrême limite où l’effort artistique ne peut plus progresser et risque de mal faire. Ses variantes, pour l’apprenti rimeur qui voudrait se mettre à son école, peuvent remplacer son enseignement oral[4]. Parfois c’est une reprise complète de la pensée et du rythme : les trois premières strophes des Étoiles mortelles sont un modèle d’effort artistique : il disait d’abord :


Un soir d’été dorait les épaisses ramures
Immobiles dans l’air harmonieux et doux ;
Deux beaux enfants, les doigts rougis du sang des mûres,
S’en allaient tout le long des frênes et des houx.


  1. J. Lemaître, Les Contemporains, II, 43-44.
  2. Cf. Martinon, Répertoire Général de la Strophe française, p. 27.
  3. Poèmes Antiques, p. 291.
  4. Voir, dans le quatrième volume des Poésies Complètes (Lemerre, 1928), le travail de MM. Madeleine et Vallée ; cf. Jacques Patin, supplément littéraire du Figaro, 25 février 1928.