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LE PARNASSE

avance : « qu’on veuille bien ne pas se hâter de conclure de ce qui précède que je nie l’art individuel, la poésie intime et cordiale. Je ne nie rien, très dissemblable à la multitude de ceux qui s’enferment en eux-mêmes et se confèrent la dignité de microcosme[1] ». Ce qu’il déteste, c’est l’élégie douceâtre, l’élégiaque médiocre. Il ne faut pas le presser longtemps pour lui faire avouer qu’il a écrit des élégies, et qu’il est, à sa façon, un élégiaque.

C’est très vrai : de Lisle est un sentimental aigri, comme Alceste, et c’est un tendre, au fond. Il affirme souvent à Jules Breton qu’il aime la tendresse chez les autres ; il se laisse aller à son émotion lorsque Breton lui lit un poème sentimental ; le lecteur est surpris en voyant les beaux yeux froids pleins de larmes : « Oui, vous me faites pleurer, me dit-il, moi l’impassible, dit-on, moi qui adore la tendresse[2] ». Seulement l’auteur des Montreurs a la pudeur de sa sensibilité personnelle. Quand il veut rendre ses propres sentiments, il les transpose. Ainsi, ses émotions du siège de Paris sont très fortes ; il écrit à un cousin, en octobre 70 : « tout le monde ici est résolu. S’ils entrent à Paris, ce sera en marchant sur les cadavres de 500.000 gardes nationaux, soldats et mobiles. Que la province se lève, vienne à notre aide, et pas un de ces barbares ne repassera le Rhin ». Il veille aux remparts, pendant les nuits d’hiver, sans abri, le fusil sur l’épaule : « je vous prie de croire que les détonations sont horriblement lugubres dans le silence des fortifications : si j’en réchappe, il m’en restera de profondes impressions[3] ». Il les conserve au fond du cœur ; il les met de côté, pour ainsi dire ; il les retrouvera plus tard, mais il ne les dépense pas au fur et à mesure qu’elles lui viennent. Il a donc, par son exemple, enseigné à ses disciples à ne pas publier le journal de leur vie, à ne pas ouvrir leurs cœurs, mais à se faire les historiens du cœur humain, ou, comme le dit Barrès, à concentrer « dans de courts poèmes, les émotions qui accompagnent les grands travaux de résurrection historique[4] ». Il leur a enseigné non pas l’impassibilité, mais l’impersonnalité.

Sa personnalité à lui est bien forte, bien absorbante. A-t-il diminué l’originalité de ceux qui se pressaient autour de lui ? A-t-il été un maître trop autoritaire, et n’admettant, dans son atelier,

  1. Derniers Poèmes, p. 264.
  2. Revue Bleue, 5 octobre 1895, p. 425.
  3. Jean Dornis, Revue Hebdomadaire, 21 décembre 1918.
  4. Amori et Dolori sacrum, p. 263.