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HISTOIRE DU PARNASSE

son art, sans mépriser les railleries des béotiens, la mode, le succès facile[1]. Quand ils s’essoufflent à monter les cinq étages de Leconte de Lisle, ils ne se plaignent pas, ils admirent : « ils songent, dit Coppée, que si le grand artiste à qui ils vont rendre hommage demeure si haut, c’est parce qu’il est pauvre, et qu’il a consacré sa vie tout entière à la poésie pure, avec un désintéressement absolu, sans une seule concession à la mode qui passe, au caprice éphémère du public. Tous ces jeunes gens ont déjà leur idéal personnel. Ils ne sont point des élèves qui vont demander des leçons. Le poète qu’ils admirent et qu’ils aiment leur donne plus et mieux, un grand exemple[2] ».

Que ce ne soient pas des élèves et qu’ils ne demandent pas de leçons à Leconte de Lisle, c’est ce que prétend Coppée, devenu jaloux de son originalité en 1894. Mais l’exemple n’est-il pas un enseignement, et le meilleur de tous ? C’est ainsi qu’il leur apprend l’impassibilité bien comprise : « il détestait les élégiaques, dit Theuriet, prêchait l’impassibilité, et proscrivait l’émotion[3] ». Distinguons : qu’il déteste certains élégiaques, c’est certain : dès décembre 1861, il raille « la horde cruelle et inexorable des élégiaques échappés de la barque d’Elvire[4] ». Il n’aime pas Lamartine, et encore moins les lamartiniens : il les baptise « l’école des noyés-sous-leurslarmes[5] ». Au témoignage de Baudelaire, il a même proféré ce mot que l’auteur des Fleurs du Mal trouve profond : tous les élégiaques sont des canailles[6] ! Mais pourquoi cette horreur furibonde des sous-Lamartine ? Parce qu’ils écrivent de mauvais vers, ce qui leur vaut la faveur du public qui n’aime pas les vrais artistes. Pourquoi Baudelaire a-t-il soulevé tant d’hostilités ? La raison en est toute simple, aux yeux de Leconte de Lisle : « c’est un artiste fort original et fort habile : — il est jugé et condamné[7] ». Le poète hait donc certains élégiaques, mais il ne condamne pas l’élégie. Après avoir contesté à Vigny le titre de poète, parce qu’il n’a pas su donner à ses créations la diversité multiple de la vie, Leconte de Lisle prévoit l’objection : — alors vous niez l’élégie ? — il riposte, par

  1. Barracand, Revue de Paris, Ier mars 1914, p. 208.
  2. Mon Franc-Parler, III, 62-63, article du 26 juillet 1894.
  3. Souvenirs, p. 245-246.
  4. Derniers Poèmes, p. 274.
  5. Calmettes, p. 173.
  6. Lettres, p. 522 ; cf. Crépet, Baudelaire, p. 181.
  7. Derniers Poèmes, p. 274-275.