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HISTOIRE DU PARNASSE

livres qui s’enlèvent : les Chants du Soldat atteignent en 1881 leur soixante-dixième édition, autant d’éditions que celles de tout le Parnasse réuni. D’où sort ce Déroulède qui rafle les suffrages du public, dédaignés devant la galerie, mais au fond tant désirés ?

Jusqu’en 1870, Déroulède n’est et ne veut être qu’un poète à la façon d’Alfred de Musset ; il adore son maître ; il a toujours sur lui un petit Musset de poche qu’il emportera à Sedan, et dans les prisons allemandes[1]. Il aime tant l’auteur de Rolla que, déjà combatif, mais sur les questions d’art seulement, il empêche un jour, à lui seul, Émile Deschanel de terminer, à la Salle des Capucines, une exécution de son dieu[2]. Heureux de vivre, fils d’un avoué de Paris qui le laisse suivie ses goûts littéraires, il a une pièce jouée aux Français, le 9 juin 1869, Juan Strenner, drame en un acte et en vers, dit l’affiche, en vers qui ne sont ni bons ni mauvais, étant dédiés à Émile Augier, son oncle et son maître[3]. Le neveu va plus loin que l’oncle, et l’élève abandonne le maître sur un point : Déroulède est cosmopolite, sinon internationaliste ; il lit chaque dimanche La Rue de Jules Vallès ; à toutes les manifestations d’étudiants il hurle avec conviction :


Les peuples sont pour moi des frères I


Il est citoyen du monde, compatriote de l’étranger, comme Sully Prudhomme. Il est en revanche, plein de froideur pour son pays, et d’aversion pour les choses militaires : nous sommes à la fin du Second Empire ; la France a la fièvre, et quand la France est malade, elle croit qu’elle n’aime plus son armée. Comme tant de jeunes gens qui ont la pudeur de leurs vertus et le cynisme de leurs défauts, Déroulède affiche les mêmes sentiments qu’un autre faux sceptique, atteint lui aussi par la malaria de l’époque : Mérimée écrit à une amie, le 15 septembre 1870 : « j’ai, toute ma vie, cherché à me dégager des préjugés, à être citoyen du monde avant d’être français, mais tous les manteaux philosophiques ne servent de rien[4] ». Dix jours après il meurt de chagrin, tandis que Déroulède, libéré de sa haine du militarisme, se bat avec entrain, et se fait décorer pour être entré le premier dans la ville de Montbéliard,

  1. Bergerat, Annales du 23 février 1919, p. 179.
  2. Bergerat, Souvenirs d’un Enfant de Paris, I, 62-63 ; cf. Tharaud, La Vie et la Mort de Déroulède, p. 226.
  3. Banville, Critiques, p. 331-332.
  4. Revue de Paris, Ier décembre 1920, p. 514.