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HISTOIRE DU PARNASSE

sité des yeux bleus ; dans l’orbite droit le fameux monocle est toujours incrusté.

Voltigeant de ci, de là, vêtue de mousseline, une petite femme brune, vive, aimable, charmante, égaye l’austérité de ce salon mansardé ; avec de petits riens, elle a réussi à en faire quelque chose d’original : on voit là des tentures japonaises, quelques bibelots de même provenance : c’est le goût du jour. Mais il y a aussi des souvenirs de l’île Bourbon qui mettent une note plus personnelle : dans un coin, un vase contenant un bouquet de plantes exotiques séchées, entremêlées de plumes d’oiseau ; sur la cheminée, des écrans en larges feuilles de latanier entrelacées de rubans rouges. Peu de femmes, les jeunes Parnassiens étant presque tous de futurs vieux garçons. On entend une fois Mlle Marie Barthélémy ; elle déclame des stances des Érinnyes, et fait sensation. On remarque Mme Mendès, qui a hérité de la sérénité paternelle : elle a, comme Gautier, l’esprit bon, le plus rare de tous. C’est avec bonté qu’elle taquine un musicien belge, Franz Servais qui collabore avec le Maître pour une tragédie lyrique, L’Apollonide : Servais a un long nez, de longs cheveux blonds et raides ; Mme Mendès l’a baptisé : le corbeau jaune, et rit de ses discussions avec Leconte de Lisle, l’un tenant pour le rythme de sa musique, l’autre pour le rythme de ses vers. Le Maître, lui, ne rit pas. Il est souvent dur, violent, sans qu’on sache trop pourquoi ; seul, Heredia le sait bien, lui qui a reçu cette lettre du 24 septembre 1874, cette confidence irritée, révélant une tristesse allant parfois jusqu’au désespoir : « je suis en proie, depuis quinze ou vingt jours, à des tortures nerveuses, inexprimables, qui m’ont suggéré déjà un vague désir de me brûler la cervelle… À mesure que je vieillis, la vie me devient plus dure, sans que je sache pourquoi. Cela me rend un peu sombre et inquiet. En songeant à mon œuvre littéraire et aux longues années que j’y ai consacrées, et qui eussent été infiniment mieux employées à planter des cannes, je me dis qu’elle méritait peut-être plus d’attention que mes contemporains lui en ont accordée[1] ». Ainsi il dédaigne le public, lui refuse toute concession, et s’indigne que la foule ne vienne pas à lui. Il méprise le succès, qu’il croit toujours acheté par la lâcheté littéraire, et se désespère de ne pas y parvenir. De là, dans ses jugements parlés une sorte de férocité poussée si loin

  1. Ibrovac, p. 137-138.