Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/407

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
343
LA DISPERSION

avant tout être du nôtre. La modernité m’intéresse et me poursuit. Je me passionne avant tout pour ce que je vois de mes yeux ; mais soyez tranquille, cher Maître, je resterai fidèle aux grandes traditions qui sont la base de toute notre littérature. — Anatole France, qui a une revanche à prendre, et qui trouve Bourget poncif, lui coupe la parole : — Ce qu’il faut éviter avant tout pour ne pas avoir un style suranné, c’est de dire que l’on prend sa lyre, et surtout de faire rimer ce vénérable instrument avec le divin délire que la rime amène comme la ligne tire un poisson. Les débutants dans notre art, tout fiers d’être admis dans l’école d’équitation de l’Olympe, disent volontiers qu’ils enfourchent Pégase, et c’est profondément ridicule. — Leçon te de Lisle trouve qu’il est temps d’intervenir : il défend Bourget, et Pégase : « Il est certain que puisqu’il a des ailes, c’est pour voler, et il est bon de l’enfourcher quand le sujet en vaut la peine. Et puis, rappelez-vous ceci : s’il a des ailes, il a aussi des pieds. Vous avez raison, Bourget ; il faut s’appuyer sur le réel pour avoir la vraie puissance. En un mot, l’idéal doit marcher sur ses pattes de derrière ». Ce jeu de mots, plein de pensée, met fin à la discussion. Content d’avoir ramené la paix entre ces jeunes gens qu’il aime, Leconte de Lisle prend à part Jules Breton, et lui fait cette confidence qui nous révèle le secret de la Mansarde : « Je sens que j’ai une telle autorité sur toute cette jeunesse qui s’élève autour de moi, que je ne donne de conseils qu’avec la plus grande prudence, de crainte d’influencer les esprits, de les faire sortir de leur vraie voie, en leur imprimant, avec trop de force, mon sentiment personnel. J’aime à les entendre se disputer ainsi sur la valeur et le vrai sens d’un mot ; cela prouve leur foi en leur idéal ; et, sans cette foi opiniâtre et tenace, on ne produirait rien. Il n’y a que les entêtés qui arrivent ». Puis, revenant aux deux entêtés qui se chamaillaient tout à l’heure : « France et Bourget sont de charmants poètes, et, retenez ceci : ils seront un jour de grands prosateurs à cause de l’étude approfondie qu’ils font des lois rigides et des harmonies de la poésie. Cela leur a donné un amour de notre merveilleuse langue française, dont leur prose se ressentira toute leur vie ».

Voilà le récit d’une soirée à la Mansarde Parnassienne que nous devons à la fidèle mémoire de Mlle Breton. C’est le témoignage le plus véridique, le plus vivant, que nous ayons sur l’enseignement familier de Leconte de Lisle. On voit sa portée, son influence. Adop-