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LE PARNASSE

CHAPITRE II
Sully Prudhomme

Ce dernier cas est bien celui de Sully Prudhomme : il faut une raison aussi puissante pour rompre les liens très forts qui l’attachent, dans sa jeunesse, au Parnasse commençant. Etudiant en droit, inscrit à la Conférence La Bruyère, il y rencontre Emmanuel des Essarts, José-Maria de Heredia, qui signe alors Joseph de Heredia, Georges Lafenestre surtout, qui devient son ami intime ; il lui écrit, en 1862 : « Mon cher Georges…, rimons, et rimons de concert ; allons deux à deux et de front, comme les vers puissants[1] ». Il y a de la force dans son premier recueil, Stances et Poèmes ; il a l’énergie de rompre avec Musset, de détester son charme amollissant[2]. Cette horreur pour Musset est une seconde affinité avec le Parnasse. Pourtant ce n’est pas du côté de la puissance qu’il va se développer d’abord ; il se tourne vers la recherche psychologique, un peu menue, mais délicate, et pleine de charme : Le Vase brisé en est l’expression parfaite. Un sourcier prétendrait qu’il n’a fait que développer un souvenir de Lamartine[3]. Mais Sully Prudhomme pense à bien autre chose qu’à faire de la marqueterie de réminiscences : dans une confidence précieuse sur le travail artistique, il nous montre le dédoublement qui, chez lui, sépare l’homme qui souffre de l’artiste qui va décrire sa souffrance : « je songe à l’état où j’étais en composant le Vase brisé, l’une des premières pièces dont j’aie travaillé les vers avec rigueur. Je ne l’ai pas improvisée ; la feuille où je l’ai écrite était couverte de ratures ; et pourtant, il n’en est peut-être aucune qui m’ait été suggérée par un sentiment plus triste : c’est la sincérité même de ma tristesse qui m’obligeait à des corrections répétées pour en atteindre l’expression exacte ; la difficulté de rencontrer le mot absolument juste me faisait sentir les moindres nuances qui distinguent les termes, et par

  1. Estève, Revue des Cours, 31 mars 1924, p. 721-722, 728.
  2. Poésies, I, 310-311.
  3. Lamartine, Œuvres, V, 305.