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HISTOIRE DU PARNASSE

conséquent les intimes caractères du chagrin dont je souffrais. L’art qui le rendait plus sensible me consolait en même temps comme pour me récompenser de mon respect pour lui[1] ». Est-ce contraire à l’impassibilité parnassienne ? On serait tenté de le croire, en rapprochant de cette confidence la lettre-manifeste qu’il écrit en 1879 à Monnet-Sully : « ne croyez pas, mon cher ami, que le poète, pour être bon ouvrier doive être impassible ». Et pourtant les grands Parnassiens ne pensent pas autrement sur la véritable impassibilité. Sully Prudhomme suit la vraie méthode de l’Ecole, quand il nous explique comment une goutte de son sang est devenue un rubis. Avant même d’être présenté à Leconte de Lisle, et d’être initié à l’art du Parnasse, il s’est constitué des principes qui sont analogues à l’esthétique parnassienne, mais non identiques ; le 28 janvier 1864, il pousse un cri de joie en constatant qu’il se trouve en possession « d’un principe d’esthétique capital, l’unité de composition, et du vrai moyen d’expression, la propriété absolue des termes ; il commente cette idée abstraite en la traduisant par une image plastique : « le travail du modeleur est triple : il cherche d’abord l’attitude de son personnage, travail de composition ; puis, il étudie la représentation anatomique des membres, travail d’expression spéciale ; enfin, il polit et achève l’ébauche de façon que la glaise soit nette, pure, lisse comme bronze[2] ». Le vers doit donc être net, pur, et lisse. Sully Prudhomme est le plus scrupuleux des versificateurs, avant même d’entrer au Parnasse, et le plus original : il ne doit rien à V. Hugo[3]. Il n’est redevable qu’à son effort propre ; il écrit dans son journal intime, à la date du 29 janvier 1864 : « j’ai repris plusieurs de mes anciens sonnets. Je versifie plus facilement, j’assouplis et j’enfle le vers. Je ne le mesure plus avec un mètre de charpentier, raide et articulé, je le jette en avant, comme-un serpent libre qui retombe toujours sur une courbe[4] ». C’est ce que, parvenu à sa maturité, à la perfection de son art, il enseigne à une débutante : « à mesure que l’on progresse, le vers doit devenir à la fois plus solide, plus plein et plus souple. La souplesse du vers est l’accord obtenu de l’har-

  1. Testament Poétique, p. 26-27.
  2. Journal Intime, dans la Revue de Paris du 15 mars 1922, p. 232-233 ; cf. ibid. Ier avril 1922, p. 484, 478.
  3. Banville, Critiques, p. 140-141.
  4. Revue de Paris, 15 mars 1922, p. 234.