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LE DISPERSION

de terminer, et qu’il veut soumettre à Leconte de Lisle ; il hésite, il est inquiet : « Vous n’allez peut-être pas aimer cela, cher maître. C’est si différent de ce que vous faites ». Puis, il lit ces vers, qu’il n’a pas reproduits dans ses œuvres, et que nous ne connaissons que par l’appréciation de Leconte de Lisle : « c’est très bien, cher ami, surtout le passage où le bébé nu, dans sa petite baignoire de zinc, voit arriver sa marraine qui lui apparaît comme une fée. C’est un peu mystérieux, une marraine ; c’est quelqu’un qui est de la famille, non par la voix du sang, mais par celle du cœur, et par la vertu du baptême, ce mystère. Pourquoi pensiez-vous que je n’aimerais pas cela ? Croyez-vous donc »que je n’aie pas été petit ? » France exulte ! Le 10 janvier 1876, il écrit à Jules Breton : « Leconte de Lisle est charmant… C’est le plus aimable des hommes[1] ».

Le compliment à outrance n’est pas chez lui une manie, mais un système. On pourrait en trouver de nombreux exemples chez son implacable secrétaire[2]. Aucune de ces flagorneries ne vaut celle-ci, qu’il servit, avec succès, au banquet de la Société de la Révolution Française : « vous remuez des montagnes de documents. Vous êtes les titans de l’histoire ! » Les délicats qui trouveraient cet éloge un peu massif se tromperaient : France est dans la note juste, puisque, d’après le compte rendu officiel, « ce beau discours provoqua les applaudissements enthousiastes de l’assistance[3] ». France se fait bien voir par ses compliments, mais il s’impose surtout par ses brocards. Le « bon maître » a des méchancetés insignes. Sur Jules Lemaître, qui était son ami, il distille quelques confidences : « Lemaître ! quel esprit charmant ! Mais il s’est usé de toutes les façons. Savez-vous qu’il travaillait, ayant toujours à côté de lui, sur sa table, un flacon de rhum, dont il buvait de nombreux petits verres, au fur et à mesure que les heures passaient ; à la fin du travail, le flacon était vide. Vous comprenez, à la longue cela l’a tué… » Il revient encore à la charge, avec attendrissement : « Jules Lemaître était un homme délicieux ; malheureusement il avait une vieille maladie qui lui démolissait le cerveau[4] ! »

Cet homme dangereux se fait donc peu à peu une situation au Parnasse par ses caresses et par ses morsures. Reconnaissons qu’il

  1. Mme Demont-Breton, Les Maisons, II, 139-140, 151.
  2. J. J. Brousson, Anatole France en Pantoufles, passim.
  3. La Révolution française, 1908, LIV, 305.
  4. Le Goff, A. France à la Béchellerie, p. 11, 247.