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HISTOIRE DU PARNASSE

conquiert de l’autorité par des moyens plus légitimes. Son érudition, très supérieure à celle des camarades, n’excite pas leur jalousie, mais leur admiration[1]. C’est mieux qu’un érudit, c’est un penseur. Sa théorie de la poésie objective, développée dans l’article dont nous avons parlé, devient la doctrine même du Parnasse : dans le salon de Leconte de Lisle on vit longtemps sur ce système[2]. France a une esthétique générale à laquelle se réfèrent ses critiques de détail, et cela lui donne une supériorité incontestable dans les discussions techniques ; de là, sa victoire sur Paul Bourget dans leur controverse sur l’épithète vraiment poétique : « ce n’est pas par l’emploi systématique de l’épithète générale qu’on donne au vers de l’étendue ; c’est par la rigoureuse conformité de cette épithète. avec la pensée dont elle participe. Sans l’harmonieuse union des mots, sans leur vertu d’expansion réciproque, pas de sensation poétique qui s’éveille, grandisse et se prolonge, pas de vers qui rebondisse[3] ». Ses théories sont vérifiées par la finesse de son oreille : il ausculte les vers à la perfection. C’est lui qui découvre dans les Poèmes Saturniens un vers de treize pieds ; il le signale à Verlaine qui n’en avait pas eu conscience[4]. Enfin, son érudition (dont il ne faut pas exagérer la profondeur) donne une base solide à ses théories[5]. Il a étudié chez Molière l’importance et la place des mots de valeur, par exemple dans ces deux vers du Misanthrope :


Non, non, il n’est pas d’âme un peu bien située
Qui veuille d’une estime ainsi prostituée.


« Les mots qui portent sont ceux qui, placés à la césure ou à la fin des vers, sont projetés par le rythme : âme, bien située, estime prostituée. Ces notes résonnent si clairement qu’on est contraint de les entendre, et elles satisfont la pensée. Par l’instinct du génie, Molière a toujours ainsi forgé ses meilleurs vers. La cadence y donne du ballant aux termes principaux, qui sont à la césure ou à la rime[6] ».

  1. Ricard, Le Petit Temps, 2 septembre 1900.
  2. Calmettes, p. 218.
  3. Id., p. 169-170.
  4. Montel, Bibliographie de Verlaine, dans le Bulletin du Bibliophile, 1924, p. 320.
  5. Les Matinées de la Villa Saïd, livre fort intéressant de M. Gsell, nous révèlent une bévue singulière d’Anatole France : il prétend qu’au xviie siècle, on préférait les rimes attendues aux rimes inattendues, quand c’est le contraire qui est vrai ; il s’appuie sur un passage de Brossette qui n’existe pas ; il prête à Boileau, à Malherbe, une opinion qui est juste à l’opposé de leur système. Gsell, Les Matinées, p. 137-138. Il n’y a donc pas que les références de son Histoire de Jeanne d’Arc qui soient fausses.
  6. Gsell, Les Matinées, p. 189.