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LE DISPERSION

discutable au point de vue politique, est un des cas littéraires les plus curieux, mais sort de notre étude[1]. Mme de Caillavet fait de lui un mondain irréprochable, un merveilleux causeur, mais elle ne peut, comme Mme de La Fayette parlant de La Rochefoucauld, se vanter d’avoir réformé son cœur, et de lui avoir enseigné la reconnaissance : on sait son ingratitude noire envers Leconte de Lisle.

Le Maître lui avait prouvé son affection par des conseils, des éloges, des services. Il l’aide puissamment, en 1876, à obtenir un poste déjà convoité sous l’Empire : c’est grâce à Leconte de Lisle que France est attaché à la Bibliothèque du Sénat. Le grand poète pousse l’amabilité jusqu’à l’aider à terminer un Dictionnaire de Cuisine, commencé par Dumas[2] ! À ce moment, France est « dévôt au Maître », dit un habitué du salon[3] ; il épouse ses idées ; il commente le sonnet des Montreurs, et montre en Jean-Jacques Rousseau leur ancêtre : nous avons hérité de sa manie de se raconter, d’étaler ses infirmités, « indélicatesse roturière… Tous, nous nous confessons plus ou moins en habit d’arménien[4] ». Surtout, nous l’avons vu : au zénith de son talent poétique, France suit l’orbite de Leconte de Lisle ; il adopte sa manière, et lui doit une bonne part de son drame corinthien[5]. D’où vient donc ce cri de colère du disciple contre le maître : « cet homme a tout desséché autour de lui[6] ! » À partir du moment, où A. France prend conscience de sa valeur, il sent monter en lui des désirs d’indépendance, des vélléités d’indiscipline, et Leconte de Lisle, qui s’en aperçoit, laisse échapper parfois le trop plein de sa rancune[7]. Sa colère dut éclater quand il put lire la page vraiment admirable où France, brossant une apologie du moyen âge, oppose nettement son tableau aux caricatures qu’on trouve dans les Poèmes Barbares ou les Poèmes Tragiques : « Mille images éparses de la vie de nos pères brillent et s’agitent à la fois dans mon imagination ; j’en vois de terribles et j’en vois de charmantes. Je vois de sublimes artisans qui bâtissent des cathédrales et ne disent point leur nom ; je vois des moines qui sont des

  1. Ségur, Conversations, p. 29 ; A. Maurel, Souvenirs, p. 147 sqq. ; Hovelaque, Revue de France, Ier avril 1925, p. 554-555 ; surtout Mme Pouquet, Le Salon de Mme de Caillavet, passim.
  2. Corday, A. France, p. 54-56.
  3. Barracand, Revue de Paris, Ier mars 1914, p. 200.
  4. Ségur, Les Conversations, p. 115.
  5. Haraucourt, dans l’Enquête de Huret, p. 335.
  6. Je tiens ce mot d’un poète à qui il a été dit.
  7. X. de Ricard, Revue (des Revues), Ier février 1902, p. 306, 308.